vendredi 25 février 2011

"Armes de corruption massive : secrets et combines des marchands de canons", de Jean Guisnel

Entre la France et la Libye, il est une vieille histoire... de ventes d'armes. Dans l'enquête très fouillée qu'il publie sur les contrats d'armement internationaux, le journaliste du Point Jean Guisnel consacre un chapitre édifiant à cette tumultueuse relation d'affaires. Une parmi de nombreuses autres, où politique et business font mauvais ménage.

Depuis la première vente de 82 Mirage, signée dès l'accès au pouvoir du colonel Kadhafi en 1969, les épisodes furent nombreux. L'actualité en porte les traces : les deux Mirage F1 libyens qui ont atterri à Malte le 21 février, leurs pilotes ayant refusé de tirer sur les manifestants opposés au régime, sont les survivants d'un marché conclu dans les années 1970.

C'est en 2006 que les affaires ont repris, après une vingtaine d'années de tensions, consécutives au conflit territorial avec le Tchad, puis aux attentats meurtriers dans lesquels la Libye fut impliquée - discothèque de Berlin en 1986, Boeing de la Pan Am au-dessus de Lockerbie en 1998, DC10 d'UTA au Sahara en 1989.

Nous sommes le 21 octobre 2006, raconte l'auteur, et Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la défense, rend visite au colonel Kadhafi. Le chef de l'Etat libyen accueille son hôte française en demandant des nouvelles de son compagnon, Patrick Ollier, député, président du groupe d'amitié France-Libye, un ami.

La ministre, alors, espère capitaliser une série de contacts et de discrets rapprochements qui ont eu lieu depuis plusieurs années. Car si l'embargo sur le commerce des armes, décidé en 1992 par l'ONU à l'encontre du pays, n'a été levé qu'à l'automne 2004, c'est dès le début des années 2000 que "lesmarchands d'armes français commencent à reprendre le chemin de Tripoli", écrit Jean Guisnel. Pour une raison simple : "Les contrats d'armement prennent tellement de temps que les entreprises s'estiment fondées à entamer les prospections."

Dès 2001, le gouvernement français a ainsi autorisé la reprise des contacts commerciaux pour Thalès, Eurocopter ou Dassault. La France n'est pas seule : en 2003, les Américains, avec les Britanniques, entament une démarche de normalisation avec l'ex-Etat voyou, tout en lui faisant renoncer à son arme nucléaire. Les Russes, fournisseurs traditionnels, mais aussi les Italiens sont aussi dans la course.

Dans celle-ci, "les industriels français n'obtiendront jamais que des lots de consolation", précise l'auteur. Malgré cela, la bagarre est rude, entre entreprises françaises même. En témoigne le contrat de rénovation des vieux Mirage F1.

Dans cette unique affaire, l'auteur a identifié sept intermédiaires différents qui prétendaient tous toucher des commissions. Parmi eux figurent le Franco-Libanais Ziad Takieddine, qui apparaît aussi dans la vente des sous-marins français au Pakistan en 1994, et Roger Tamraz, homme d'affaires libanais entré dans le dossier grâce à Jacques Boyon, ex-secrétaire d'Etat à la défense de 1986 à 1988.

En 2007, juste après la libération des infirmières bulgares pour laquelle le président Sarkozy a envoyé sa femme Cécilia à Tripoli, le fils Kadhafi Seif Al-Islam s'est félicité dans Le Monde d'un accord de 100 millions d'euros sur la fourniture de missiles. Là encore, les discussions ont commencé des années plus tôt. Depuis, la France espérait vendre pour près de 2 milliards d'euros d'armement à Tripoli, dont des Rafale. En vain. Car, explique encore l'auteur, "le cadre international des compétitions en matière de vente d'armes est défini aux Etats-Unis et nulle part ailleurs".

ARMES DE CORRUPTION MASSIVE : SECRETS ET COMBINES DES MARCHANDS DE CANONS de Jean Guisnel. La Découverte, 396 p., 22 €.

lundi 14 février 2011

Affaire Karachi : une note confidentielle ouvre de nouvelles pistes aux enquêteurs

Le Monde, 14 février 2011

Une note confidentielle, versée au dossier d'instruction du juge Marc Trévidic, chargé de l'enquête sur l'attentat de Karachi, pourrait conduire le magistrat vers de nouvelles pistes.

En effet, ce document, récemment transmis par le ministère des affaires étrangères, à la demande du magistrat, et que Le Monde a pu consulter, pose la question du degré de connaissance qu'ont eu les socialistes, revenus au pouvoir en 1997, sur les conditions douteuses dans lesquelles la vente de sous-marins français au Pakistan – le contrat Agosta – avait eu lieu trois ans plus tôt, en 1994, sous le gouvernement Balladur.

Or, le juge Trévidic estime que l'arrêt du versement des commissions – 122 millions d'euros – promises à divers intermédiaires pour la vente des sous-marins, a pu enclencher le mécanisme de l'attentat, qui a fait onze victimes françaises en 2002.

"CONSÉQUENCES DÉLICATES"

La note, datée du 29 août 1997, est signée de Pierre Sellal, alors directeur de cabinet du ministre socialiste des affaires étrangères (1997-2002) Hubert Védrine. Cette note est adressée à son ministre. "Le gouvernement pakistanais aurait décidé de lancer une offensive politique 'mains propres' qui pourrait avoir des conséquences délicates pour nous, écrit M. Sellal. L'affaire de la vente de sous-marins Agosta qui ferait l'objet d'une enquête pourrait en effet impliquer d'anciens ministres de la défense (MM. Pierre Joxe et Léotard) et M. Nicolas Bazire."

Tant Nicolas Bazire, directeur de cabinet du premier ministre Edouard Balladur de 1993 à 1995, que François Léotard, ministre de la défense de ce même gouvernement Balladur, ont effectivement eu à connaître les détails de ce contrat Agosta. Pierre Joxe, ministre de la défense de François Mitterrand (1991 à 1993), a pour sa part engagé le processus de la vente, convenue lors de sa visite à Islamabad, le 24 septembre 1992.

QUEL RÔLE POUR LA GAUCHE AU POUVOIR ENTRE 1997 ET 2002 ?

Jusqu'ici, chiraquiens et balladuriens se renvoient la balle dans le dossier. François Léotard, ministre de la Défense à l'époque de la signature du contrat, ou Renaud Donnedieu de Vabres, alors membre de son cabinet, ont ainsi affirmé que Dominique de Villepin et Jacques Chirac, en interrompant brutalement les flux d'argent des commissions versées aux intermédiaires, car ils soupçonnaient qu'une partie de ces fonds revenait en France au bénéfice de leurs adversaires balladuriens, avaient pu déclencher la colère de certaines autorités pakistanaises.

La gauche avait jusqu'à présent été peu concernée par l'affaire. Le rapport parlementaire sur l'attentat indiquait qu'en 1998, suite à un rapport, Dominique Strauss-Kahn, alors ministre de l'économie et des finances, et Alain Richard, ministre de la défense, ont pointé leurs inquiétudes quant au fait que la direction des constructions navales (DCN), opératrice de la vente, était déficitaire sur ce contrat.

Alain Richard aurait par ailleurs, en 2001, cherché à faire revenir les techniciens de l'entreprise qui travaillaient au Pakistan, ceux-là même qui seront visés par l'attentat, deux jours après le départ de M. Jospin de Matignon. L'ancien ministre de la défense a cependant assuré qu'il n'avait jamais eu vent de menaces directes sur ces personnels.

mercredi 9 février 2011

Affaire Karachi : le juge Trévidic veut entendre Jacques Chirac

Le Monde, 9 février 2011

Le juge Marc Trévidic a écrit à l'avocat de Jacques Chirac, Me Jean Veil, pour déterminer les conditions dans lesquelles l'ancien président pourrait être entendu dans le cadre de l'enquête sur l'attentat de Karachi, indique une source proche de l'enquête. L'avocat de familles de victimes, Me Olivier Morice, a récemment demandé l'audition de l'ancien président après que l'ex-ministre de la défense, François Léotard, eut déclaré que l'arrêt des commissions sur le contrat de vente de sous-marins au Pakistan pouvait être une cause de l'attentat.

Le juge antiterroriste a adressé un courrier à l'avocat de l'ex-président pour envisager les conditions dans lesquelles Jacques Chirac pourrait être entendu comme témoin, a indiqué cette source, confirmant une information du Parisien. "Tout se fera dans le plus profond respect de la fonction présidentielle", a dit de son côté le juge Trévidic mercredi sur Europe 1, se refusant à confirmer qu'il avait demandé à entendre Jacques Chirac. L'avocat de M. Chirac, Me Jean Veil, n'avait pu être joint mercredi matin.

En juin 2007, Jacques Chirac avait refusé de témoigner devant les juges instruisant l'affaire Clearstream, estimant qu'il ne pouvait "être contraint à fournir un témoignage sur des faits accomplis ou connus durant son mandat". Fin 2010, l'ancien premier ministre Dominique de Villepin, secrétaire général de l'Elysée au moment de la décision de M. Chirac d'interrompre les commissions, avait exclu devant le juge Trévidic tout lien avec l'attentat et assuré que l'arrêt des commissions avait été décidé en raison de soupçons de rétrocommissions sur certains contrats d'armement.

M. Léotard, ministre du gouvernement d'Edouard Balladur lors de la vente au Pakistan en 1994 de sous-marins Agosta, a dit au juge Trévidic que l'attentat ayant coûté la vie de 11 salariés de la Direction des constructions navales (DCN) pourrait être dû à l'arrêt des commissions sur ce contrat et au non-respect de la promesse de ne pas vendre de sous-marins à l'Inde.

dimanche 6 février 2011

La fortune des Moubarak dépasserait les 40 milliards

Le Figaro, 6 février 2011

Selon des experts cités par le journal britannique The Guardian, la fortune de la famille Moubarak pourrait même atteindre 70 milliards de dollars à la suite de partenariats d'affaires avec des entreprises étrangères.

Le peuple égyptien réclame ostensiblement son départ, mais Hosni Moubarak s'accroche. Alors qu'environ 40% de la population (l'Egypte compte 80 millions d'habitants) vivrait avec moins de trois dollars par jour, le journal britannique The Guardian rapporte ce dimanche que selon des experts du Moyen-Orient la fortune de la famille du président égyptien serait comprise entre 40 et 70 milliards de dollars. Elle serait répartie comme tel : 15 milliards de dollars pour Hosni Moubarak, un milliard pour son épouse Suzanne, huit milliards pour son fils aîné, Alaa et 17 milliards pour son second fils Gamal. Par comparaison, celle du couple Ben Ali est estimée à cinq milliards de dollars, selon le classement du magazine américain Forbes. Et celle de l'homme le plus riche des Etats-Unis, Bill Gates, à 54 milliards.

Selon le journal algérien Al Khabar, une bonne partie de la fortune des Moubarak serait déposée dans des banques ou investie dans de l'immobilier. La famille Moubarak possèderait ainsi, en dehors de l'Égypte, des propriétés aux États-Unis, en Grande-Bretagne (dont les fils et la mère détiennent la nationalité), en France, en Suisse, en Allemagne, en Espagne et à Dubaï. Enfin, ses deux fils, Gamal et Alaa ont créé et pris des participations dans de nombreuses sociétés en Europe et aux États-Unis. A en croire la chaîne de télévision australienne ABC News, le premier aurait commencé son business dans les années 80 en spéculant sur la dette de son pays sur le marché financier international. Avec les bénéfices réalisés, il acquérait des terrains militaires à des prix défiant toute concurrence qu'il revendait à des investisseurs. Le produit était directement versé dans des comptes en banques en Europe.

Régime corrompu

Cet enrichissement fulgurant ne surprend pas les experts. Selon Christopher Davidson, professeur de politique au Moyen-Orient à l'Université de Durham, Moubarak, son épouse et ses deux fils «ont été en mesure d'accumuler ces richesses dans le cadre d'un certain nombre de partenariats d'affaires avec des entreprises et des investisseurs étrangers, à l'époque où il était général dans l'armée et en position de bénéficier de la corruption dans les entreprises». Il ajoute : «Presque tous les projets ont besoin d'un parrain et Moubarak était bien placé pour profiter de toutes les offres proposées. Il y avait beaucoup de corruption dans ce régime et un étouffement des ressources publiques à des fins personnelles».

La plupart des Etats du Golfe exigent des entreprises étrangères de donner à un partenaire local 51% de parts dans de nouvelles start-up. «En Egypte, le chiffre est généralement plus proche de 20% mais cela permet toujours aux politiciens et à leurs proches alliés dans l'armée d'avoir accès à d'énormes profits sans mise de fonds initiale et avec peu de risques», poursuit le professeur de Princeton. C'est pour cette raison que McDonald's aurait refusé de s'implanter en Tunisie.

Ces pratiques seraient comparables à celles d'autres dirigeants régionaux, à en croire Amaney Jamal, professeur de sciences politiques à l'Université de Princeton.«C'est le modèle appliqué par d'autres dictateurs du Moyen-Orient afin que leur richesse ne soit pas saisie au cours d'un changement de pouvoir. Ces dirigeants prévoient ce cas», affirme-t-il.

jeudi 3 février 2011

Affaire de Karachi : François Léotard accable le camp Chirac

Le Monde, 3 février 2011

L'audition de l'ancien président Jacques Chirac est désormais réclamée par les familles des victimes, dans l'enquête sur l'attentat de Karachi qui a fait onze morts parmi des salariés français en 2002.

Dans un courrier adressé mercredi 2 février au juge antiterroriste Marc Trévidic, chargé de l'enquête, Me Olivier Morice, le conseil de plusieurs parties civiles, estime que le témoignage de M.Chirac est aujourd'hui "indispensable à la manifestation de la vérité". Le juge Trévidic devrait faire droit à cette demande d'acte. Jean Veil, l'avocat de Jacques Chirac assure que "l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme, ayant valeur constitutionnelle, interdit au pouvoir judiciaire d'empiéter sur le pouvoir exécutif. Un juge ne peut donc convoquer en qualité de témoin un ancien président de la République pour des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions".

A l'appui de leur demande, les familles des victimes se basent sur l'interrogatoire de l'ancien ministre de la défense (1993-1995) François Léotard, entendu en qualité de témoin le 31 janvier par le juge Trévidic. M.Léotard y soutient que l'arrêt des commissions promises à des intermédiaires, lors de contrats d'armement, a pu enclencher le mécanisme de l'attentat. Cette thèse est également retenue par le magistrat instructeur.

Or c'est bien Jacques Chirac qui a décidé l'arrêt du versement de ces commissions. Comme le rappelle M. Léotard dans son audition, dont Le Monde a eu connaissance, "cette décision a été prise parce que Jacques Chirac voulait accréditer l'idée que l'argent avait servi au financement de la campagne de M.Balladur, alors que c'est totalement faux. Il poursuivait une guerre commencée trente ans avant (…), c'est en cela que je parle de légèreté." "Pour des rétrocommissions, s'il y en avait eu, il y a des policiers et des juges" à qui les dénoncer, explique-t-il.

"PROCÉDURE RÉVOLTANTE"

M. Léotard rappelle alors le rôle joué par M.Chirac, dès son accession à la présidence de la République, en 1995. "Jacques Chirac avait pris soin de mettre au poste de ministre de la défense un ministre qui était mon ennemi personnel, laborieusement insignifiant et pour lequel je n'ai aucun respect et dont je mets en doute l'intégrité intellectuelle. Il a fini dans les bras du Front national", relate l'ancien ministre.

Charles Millon, en 1995, reçoit l'ordre présidentiel de mettre fin aux commissions (122 millions d'euros) promises à des intermédiaires, pakistanais mais aussi libanais, à l'occasion du contrat Agosta, signé en 1994, qui prévoit la livraison de sous-marins au Pakistan. Les chiraquiens ont de forts soupçons sur l'existence de rétrocommissions, qui auraient ensuite été versées pour financer la campagne présidentielle de M. Balladur, qui était soutenu par Nicolas Sarkozy, alors le ministre du budget.

Pour disposer de plus de certitudes, le cabinet de M. Léotard est d'ailleurs placé sur écoute en 1995 sur ordre de Dominique de Villepin, secrétaire général de l'Elysée. "Je pense que, moi aussi, j'ai dû être sur écoute, ce qui est une procédure révoltante, explique au juge M.Léotard. Je pense que c'était lié à tout ce “trip” sur l'hypothèse de rétrocommissions. C'était dans leur tête à eux." "Eux", les chiraquiens.

M.Léotard s'en explique à l'époque avec Alain Juppé, premier ministre, lors d'un déjeuner réunissant les ténors de la droite: "Il a bafouillé quelque chose, je n'ai pas accrédité son explication et on s'est fâchés." C'est que, dans le camp Chirac, on veut régler ses comptes. Les balladuriens n'ont-ils pas imposé dans la dernière ligne droite des négociations sur les contrats un intermédiaire sulfureux, le Libanais Ziad Takieddine? M. Léotard, dans sa déposition, admet avoir reçu cet intermédiaire parce "qu'on m'a dit que c'était important pour le contrat Agosta".

Tous les proches de M.Chirac, devant les magistrats, de Dominique de Villepin à Charles Millon, ont effectivement fait part de leur "intime conviction" sur l'existence de rétrocommissions. Cet argent était même destiné, selon M. de Villepin, qui fait à cet égard état d'une enquête de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), "au financement de tel ou tel parti soutenant la majorité du premier ministre de l'époque ".

Les enquêteurs ne sont pourtant pas parvenus à exhumer cette enquête de la DGSE. M. Léotard s'insurge devant le juge: "Il [M. Chirac] n'aura jamais aucune preuve de l'existence de rétrocommissions, et quand j'entends M. de Villepin parler d'intime conviction, qui est un terme judiciaire, et M. Millon parler de forts soupçons, qui est un terme policier, je mets en doute leur intégrité intellectuelle."

L'ancien ministre le "jure sur l'honneur": le Parti républicain, dont il était alors le président, n'a jamais été financé par les commissions provenant du contrat Agosta. Les magistrats doivent donc s'interroger: qui dit la vérité? M. Léotard, ou le camp chiraquien? L'issue de leur enquête dépend de la réponse à cette question.

M. Léotard, lui, a ses certitudes: "En premier lieu, on ne respecte pas ses engagements sur les commissions. En second lieu, on ne respecte pas son engagement de ne pas vendre de sous-marins à l'Inde. C'est la conjonction de ces deux éléments qui a pu causer l'attentat."
Gérard Davet

De sa retraite varoise, l'ancien ministre de la défense François Léotard raconte les outrages et les trahisons

Le Monde, 3 février 2011

De ses années au pouvoir, François Léotard se souvient d'abord de la violence. Il l'évoque avec ce ton doux, presque monocorde, qui a toujours été le sien, installé au soleil dans le beau jardin de sa maison de Fréjus, où il vit toute l'année. A 68 ans, il a gardé ce profil à l'antique, sous les cheveux coupés ras. On a visité les oliviers qu'il a plantés, cherché une liqueur de myrte qu'il fait macérer lui-même, comme dans la Corse de sa famille maternelle. Mais, maintenant qu'il est assis dans la luminosité bleue de l'hiver méditerranéen, tous ses mots racontent la brutalité, les outrages et les trahisons d'un milieu qu'il a quitté sans regret.

Il y a quelques semaines, l'ancien ministre socialiste Michel Charasse, aujourd'hui membre du Conseil constitutionnel, lui a déconseillé, assure-t-il, de se rendre à la convocation du juge Trévidic, qui enquête sur les ressorts de l'attentat de Karachi. François Léotard y est allé tout de même, lundi 31 janvier. Mais devant le magistrat, qui l'entendait comme témoin, il affirme avoir mis tout de suite les choses au point : "On a voulu mettre fin aux juges d'instruction et le parquet dépend du pouvoir, vous comprendrez que je ne crois pas à la justice de mon pays..."

De cette époque, il lui reste une terrible galerie de portraits. Il les fait défiler, dans l'ordre de leur apparition dans l'affaire de Karachi. Voici d'abord Jacques Chirac, "portant en bandoulière son cynisme débonnaire". Puis Dominique de Villepin, dont il déteste le côté "casque à pointe" et qu'il soupçonne d'alimenter en rumeurs l'affaire de Karachi "par haine profonde pour Nicolas Sarkozy".

Lorsque le juge l'a interrogé sur ces hommes-là, il les a éreintés. Et plus encore son successeur à la défense, Charles Millon, que Jacques Chirac avait alors nommé justement parce qu'il était son pire ennemi. Il répète avec gourmandise la formule qu'il a fait inscrire au procès-verbal, pour être sûr qu'elle soit connue de tous, "parce que vous aurez dans quelques heures le procès-verbal de mon audition, n'est-ce pas ?". Millon, donc ? "Il était d'une laborieuse insignifiance."

Il sauve Edouard Balladur et Simone Veil, mais pas Charles Pasqua... En 1993, il se souvient bien que ce dernier briguait le poste de ministre de la défense. "Mais Balladur, assure-t-il, n'en voulait absolument pas dans ce ministère-là. Il s'en méfiait." Aujourd'hui encore, il nourrit tous les soupçons à son égard, et notamment celui d'avoir téléguidé, avec Jean-Charles Marchiani, alors préfet du Var en 1995, un livre dans lequel deux journalistes l'accusaient d'avoir commandité l'assassinat de la députée Yann Piat.

Il y a quelques semaines, Charles Pasqua lui a pourtant demandé de venir témoigner en sa faveur dans son procès en appel de l'"Angolagate". Il ne sait vraiment pas s'il ira.

Et Nicolas Sarkozy ? Le jeune ministre de l'époque, passe encore, mais le président est condamné. François Léotard a rédigé en quinze jours, en 2008, Ça va mal finir (Grasset), un violent pamphlet contre lui. Il ne l'a pas revu depuis des années.

Mais il retrouve toujours, de loin en loin, Renaud Donnedieu de Vabres, "mon frère", dit-il. Il sait les soupçons qui pèsent sur son ancien conseiller dans la négociation des contrats d'armements en cause dans l'attentat de Karachi. Lorsqu'il dépeint leur amitié, il se donne le rôle du prince et laisse à "Donnedieu" celui de l'aide de camp. "Je lui faisais entièrement confiance, sans toujours savoir ce qu'il faisait." C'est "Renaud" qui, à l'été 1995, s'inquiétant de sa fatigue et de son souffle court, l'engagea à aller faire un test d'effort. "Vingt-quatre heures plus tard, on m'hospitalisait pour un triple pontage coronarien."

Cela fait maintenant dix ans que François Léotard a rompu avec ce passé. A l'époque, il avait follement aimé cette excitation du combat. Aujourd'hui, il l'évoque parfois dans ses romans et dans la chronique qu'il tient chaque mois dans Corsica. Il est devenu consultant pour une grosse PME de sa région, dont il aide le patron à pénétrer les ministères. Lundi, dans le bureau du juge, il a proposé à l'avocat des parties civiles de rencontrer les victimes de cet attentat dont il rejette désormais la responsabilité sur le camp chiraquien. Pour le déjeuner, il a sorti de sa cave un vin de Bordeaux de circonstance, un Chasse-Spleen.
Raphaëlle Bacqué

Affaire Karachi : François Léotard met en cause Jacques Chirac

Le Monde, 3 février 2011

L'audition de l'ancien président Jacques Chirac est désormais réclamée par les familles des victimes, dans l'enquête sur l'attentat de Karachi. Dans un courrier adressé le 2 février au juge antiterroriste Marc Trévidic, chargé de l'enquête, Me Olivier Morice, le conseil de plusieurs parties civiles, estime que le témoignage de M. Chirac est aujourd'hui "indispensable à la manifestation de la vérité".

A l'appui de leur demande, les familles des victimes se fondent sur l'interrogatoire de l'ancien ministre de la défense (1993-1995) François Léotard, entendu en qualité de témoin le 31 janvier par le juge Trévidic. Dans cette audition dont Le Monde a eu connaissance, M. Léotard assure que l'arrêt des versements des commissions promises à plusieurs intermédiaires, en marge de contrats d'armements, peut être la cause de l'attentat de Karachi :"cette décision a été prise parce que Jacques Chirac voulait accréditer l'idée que l'argent avait servi au financement de la campagne de M. Balladur alors que c'est totalement faux. Il poursuivait une guerre commencée trente ans avant (...) c'est en cela que je parle de légèreté. Pour des rétrocommissions, s'il y en avait eu, il y a des policiers et des juges".

M. Léotard s'insurge devant le juge : " il [M. Chirac] n'aura jamais aucune preuve de l'existence de rétrocommissions, et quand j'entends M. de Villepin parler d'intime conviction qui est un terme judiciaire, et M. Millon parler de forts soupçons qui est un terme policier, je mets en doute leur intégrité intellectuelle". L'ancien ministre le "jure sur l'honneur" : le Parti républicain dont il était alors le président n'a jamais été financé par les commissions provenant du contrat Agosta.

Les magistrats doivent donc s'interroger : qui dit la vérité ? M. Léotard, ou le camp chiraquien ? L'issue de leur enquête dépend en effet de la réponse à cette question.

M. Léotard, lui, a ses certitudes : "en premier lieu, on ne respecte pas ses engagements sur les commissions. En second lieu, on ne respecte pas son engagement de ne pas vendre de sous-marins à l'Inde. C'est la conjonction de ces deux éléments qui a pu causer l'attentat". Pour explorer plus avant les arcanes de ces contrats d'armements, le juge Renaud Van Ruymbeke, chargé du volet financier, a demandé la déclassification de documents saisis le 12 janvier à Bercy, relatifs aux contrats signés en 1994.

Gérard Davet

mardi 1 février 2011

Karachi : Léotard pense avoir été placé sur écoute en 1995

Le Monde, 1 février 2011

Selon une source proche du dossier, l'ancien ministre François Léotard a fait part au juge Marc Trévidic, qui l'a entendu lundi 31 janvier dans l'enquête sur l'attentat de Karachi, de sa conviction d'avoir été placé sur écoute après l'élection de Jacques Chirac en 1995. L'ancien ministre de la défense d'Edouard Balladur a été entendu comme témoin pendant plusieurs heures par le juge chargé de l'enquête sur l'attentat de mai 2002.

Le magistrat suit la piste d'un attentat qui aurait été organisé en réaction à l'arrêt du versement de commissions, décidé par Jacques Chirac en 1995, sur des contrats conclus par le gouvernement Balladur. Le successeur de François Léotard à la défense, Charles Millon, avait reconnu en novembre devant la justice que des membres du cabinet de M. Léotard avaient été placés sur écoute par la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Mais il avait précisé qu'"à [sa] connaissance" M. Léotard n'en faisait pas partie.

SOUPÇONS DE RÉTROCOMMISSIONS

M. Chirac avait chargé certains services d'étudier à la loupe les contrats conclus par le gouvernement précédent, notamment par M. Léotard. Ces vérifications avaient fait naître des soupçons de "rétrocommissions" vers des décideurs français. Le juge chargé d'un autre volet de l'affaire Karachi, Renaud Van Ruymbeke, avait demandé en novembre au premier ministre, François Fillon, de déclassifier le contenu des écoutes réalisées par la DGSE, mais celui-ci avait refusé, après un avis défavorable de la commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN).