Le Monde, 3 mai 2010
Donc, on ne saura pas. Quelques semaines après le réquisitoire définitif rendu par le procureur de Paris Jean-Claude Marin, qui préconisait un non-lieu général dans l'affaire des frégates de Taïwan, le juge Renaud Van Ruymbeke a signé, mercredi 1er octobre, une ordonnance mettant fin à toute l'enquête conduite depuis 1997.
On ne saura pas donc pas s'il y a eu des rétrocommissions en France. C'était pourtant la principale hypothèse de travail qui avait conduit le parquet à saisir le juge Renaud Van Ruymbeke d'une instruction pour abus de biens sociaux après la découverte de 500 millions de dollars sur les comptes d'un intermédiaire taïwanais, Andrew Wang, qui était intervenu dans la vente des frégates.
Côté français, le juge Van Ruymbeke se heurte très vite au secret- défense. Il lui est opposé à la fois sur les déclarations faites par Thomson-Thales auprès des douanes, sur les documents détenus par l'entreprise elle-même à propos de cette vente et sur les comptes dont elle dispose et qui auraient pu servir à verser des commissions. A chaque étape, le juge sollicite les ministres des finances successifs - Laurent Fabius en 2001, Francis Mer en 2002, Thierry Breton en 2006 - qui refusent d'accéder à sa demande de levée du secret-défense. A ce mur contre lequel vient buter l'enquête s'ajoute le refus des dirigeants successifs de Thomson-Thales, dont Alain Gomez, de répondre aux questions du magistrat sur la destination des commissions.
Les juges cosaisis, Renaud Van Ruymbeke et Xavière Simeoni, se trouvaient donc devant le paradoxe d'être chargés de l'instruction d'une affaire sur laquelle on les empêchait d'instruire.
Côté suisse, le juge Paul Perraudin, saisi pour des faits de blanchiment, avançait un peu plus. Il était parvenu à établir qu'une partie de l'argent perçu par Andrew Wang avait permis de rémunérer un militaire taïwanais, pour un montant de 17 millions de dollars. Celui-ci, mêlé avec plusieurs officiers à d'autres affaires de corruption, a depuis été jugé et condamné dans son pays.
On ne saura pas non plus comment, pourquoi et pour qui est mort le capitaine Yin, officier taïwanais, alors qu'il s'apprêtait à révéler les noms des bénéficiaires des commissions en décembre 1993. Ce décès avait conduit l'intermédiaire Andrew Wang à prendre la fuite aux Etats-Unis. Dans l'année qui suivait cet exil, il allait bénéficier, comme l'enquête des juges français l'a montré, d'un faux passeport qui lui avait été procuré par la direction de Thales.
On ne saura pas non plus dans quelles conditions exactes Thierry Imbot, le fils de l'ancien patron de la DGSE, qui avait travaillé sur ce dossier des frégates s'est tué en tombant de sa fenêtre alors qu'il fermait les volets du nouvel appartement dans lequel il venait d'emménager à Paris. L'ex-général René Imbot avait lui-même publiquement déclaré que son fils savait des choses sur le marché des frégates.
Ces impasses successives dans lesquelles il se trouvait, avaient amené le juge Van Ruymbeke à accepter de rencontrer, à sa demande, Jean-Louis Gergorin, alors vice-président de EADS qui prétendait pouvoir lui livrer le secret des numéros de compte de Wang et les bénéficiaires français des rétrocommissions. Une curiosité qui s'est retournée contre le juge pris dans la tourmente de ce qui est devenu l'affaire Clearstream.
On ne saura pas non plus si l'ancien directeur des affaires générales d'Elf, Alfred Sirven et sa protégée de l'époque Christine Deviers-Joncour ont agi dans ce dossier notamment afin de lever les réticences de Roland Dumas, alors ministre des affaires étrangères.
Reste la facture financière puisque Taïwan exige aujourd'hui la rétrocession de plus d'un milliard de dollars à Thales, plus les 500 millions saisis sur le compte de Wang et pour lesquels une négociation devant un tribunal arbitral a été engagée. Si Thales devait être condamnée, ce serait au contribuable français de payer. Un montant qui pourrait être supérieur aux centaines de millions qu'a coûté l'affaire Excutive Life.
Pascale Robert-Diard
Chronologie
AOÛT 1991.
Signature de la vente de six frégates par Thomson-CSF (devenue Thales) à Taïwan, pour 2,8 milliards de dollars.
9 DÉCEMBRE 1993.
Mort du capitaine de vaisseau taïwanais Yin Chin-feng, informé du versement de commissions occultes.
7 MARS 1997.
Ouverture d'une information judiciaire à Paris pour "tentative d'escroquerie" contre Thomson.
22 JUIN 2001.
Ouverture d'une seconde instruction à Paris, pour "abus de biens sociaux et recel", sur des commissions versées à des Français. Elle se heurte au secret-défense opposé par les ministres des finances en juin 2001, décembre 2002 et octobre 2006, et par la DGSE en janvier 2004.
3 MAI ET 14 JUIN 2004.
Les juges reçoivent d'un corbeau une liste de titulaires de comptes ouverts chez Clearstream pour abriter des commissions perçues sur la vente des frégates. La liste se révélera fausse. Début de l'affaire Clearstream.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire