Le Monde, 2 août 2010
Pour certains observateurs de la vie politique, la séquence sécuritaire lancée par Nicolas Sarkzoy à Grenoble est avant tout destinée à détourner l'attention de l'opinion de l'affaire Woerth. Mais celle-ci avait déjà poussé quelque peu dans l'ombre une autre affaire, d'une ampleur aussi grande sinon plus encore : celle de Karachi.
Début juin, Mediapart publiait un rapport de la police luxembourgeoise dans lequel était cité le nom de Nicolas Sarkozy. Mais pour comprendre l'affaire de Karachi, il faut remonter à 1992.
Edouard Balladur vient d'être nommé premier ministre de cohabitation, et la direction des constructions navales (DCN) cherche, via la Sofma, société chargée de l'export des produits militaires français, à vendre des sous-marins au Pakistan. La France est en concurrence avec l'Allemagne. Pour "motiver" la Sofma, qui doit bâtir un réseau d'intermédiaires au Pakistan, celle-ci doit percevoir, en cas de réussite, 6,25 % du montant de la commande. Une commission alors encore légale.
DES INTERMÉDIAIRES IMPOSÉS PAR MATIGNON
En 1994, alors que la vente est sur le point de se conclure, deux intermédiaires entrent en scène : Ziad Takieddine et Abdulrahman El-Assir, deux hommes d'affaires d'origine libanaise. Renaud Donnedieu de Vabres, membre du cabinet du ministre de la défense, François Léotard, les impose dans les négociations. Une consigne, selon des responsables de la DCN, venue directement de Matignon, et donc d'Edouard Balladur.
Le 21 septembre de la même année, un contrat est signé entre Paris et Karachi. Le Pakistan achète pour 5,41 milliards de francs de sous-marins. La Sofma va récupérer 6,25 % du total, soit 338 millions de francs. Quant à Ziad Takkedine et Abulrahman El-Assir, il doivent percevoir 4 % de commission, soit 216 millions de francs. Une partie de ces fonds doit rémunérer les intermédiaires pakistanais. Fait inhabituel, les deux hommes exigent la somme dès janvier 1995, contrairement aux habitudes du secteur, où l'on attend parfois plusieurs années avant le versement des commissions.
Nous sommes en pleine campagne présidentielle en France. La droite est engagée dans une lutte fratricide entre Jacques Chirac et Edouard Balladur. Celui-ci s'appuie avant tout sur deux fidèles : son directeur de cabinet, Nicolas Bazire, et Nicolas Sarkozy, ministre du budget et de la communication, et trésorier de la campagne d'Edouard Balladur à la présidence de la République.
DIX MILLIONS DE FRANCS POUR LA CAMPAGNE DE BALLADUR
Selon des révélations de Libération fin avril 2010, il existe une coïncidence troublante : Takkedine et El-Assir parviennent, le 2 juin 1995, à vendre à une banque espagnole leur contrat de rétrocommission. Ils empochent directement 54 millions de francs de l'établissement, qui doit se rembourser une fois la commission versée.
Et quelques jours plus tôt, le 26 avril 1995, 10 millions de francs ont été versés sur le compte de campagne du RPR. Officiellement, il s'agit du produit de collectes organisées durant les meetings. Mais près de la moitié de ces 10 millions (un cinquième du total des recettes de toute la campagne) est constituée de billets de 500 francs. Les juges soupçonnent ces fonds de provenir des fameuses rétro-commissions.
Arrivé au pouvoir, Jacques Chirac décide en 1996 d'arrêter de verser les commissions dues aux Pakistanais qui ont aidé la France à obtenir le contrat. Selon Libération, un flux d'argent continue cependant de les alimenter officieusement jusqu'en 2001. L'année suivante, en 2002, un attentat frappe les chantiers de construction navals français de Karachi, tuant onze employés français. Paris accuse d'abord Al-Qaida d'être à l'origine de cet attentat. Mais un juge d'instruction, Marc Trévidic, privilégie une autre piste : l'attentat serait la conséquence de l'arrêt du versement des commissions.
SARKOZY CITÉ
Début juin, Mediapart révèle un nouvel élément troublant : selon la police luxembourgeoise, qui enquête elle aussi sur l'affaire, Nicolas Sarkozy serait soupçonné d'être impliqué. En 1994, il aurait donné son accord à la création d'une société offshore, Heine, par lequel auraient transité des fonds provenant des commissions.
Le document des policiers luxembourgeois explique : "une partie des fonds qui sont passés par le Luxembourg reviennent en France pour le financement de campagnes politiques françaises" et "en 1995, des références font croire à une forme de rétrocommission [illégale] pour payer des campagnes politiques en France".
"Nous soulignons qu'Edouard Balladur était candidat à l'élection présidentielle en 1995 face à Jacques Chirac et était soutenu par une partie du RPR, dont Nicolas Sarkozy et Charles Pasqua", ajoutent les policiers du Grand-Duché. En France, la droite est unanime à se "scandaliser" de ces "amalgames". La gauche observe un silence prudent, mais réclame une commission d'enquête.
Le 18 juin, le juge Trévidic confirme l'existence de "rétrocommissions illicites" en marge des contrats de vente de sous-marins. Suffisamment pour que l'avocat des familles des victimes de l'attentat, Me Olivier Morice, accuse : "Au plus haut niveau de l'Etat français, on sait parfaitement les motifs qui ont conduit à l'arrêt du versement des commissions", estime-t-il. Il dénonce par ailleurs l'attitude du parquet qui, selon lui, refuse de donner au juge les moyens d'enquêter.
BRAS DE FER JUDICIAIRE
Nouveau rebondissement fin août : les familles de victimes lancent une nouvelle plainte, pour faux témoignage contre l'ancien administrateur de Heine, la société offshore qui faisait transiter les commissions. La plainte conduit le parquet de Paris à ouvrir une information judiciaire, confiée au juge Renaud Van Ruymbeke.
Mais le procureur de Paris, Jean-Claude Marin, accusé par les familles de victime d'être proche de l'Elysée, refuse que l'enquête porte sur les faits de corruption, qui concernent les reponsables politiques de l'époque, les estimant prescrits. Renaud Van Ruymbeke est donc supposé travailler uniquement sur les soupçons d'entrave à la justice envers la DCN, qui aurait dissimulée des preuves, et sur les faux témoignages de Jean-Marie Boivin, ancien patron de Heine.
Mais le juge ne l'entend pas de cette oreille. Le 7 octobre, on apprend qu'il passe outre l'avis du procureur de Paris, Jean-Claude Marin. Estimant que les faits ne sont pas prescrits, il compte enquêter sur les rétrocommissions et leur possible retour en France pour financer la campagne d'Edouard Balladur en 1995, dont Nicolas Sarkozy était le trésorier.
Le même jour, on apprend que la police a saisi des pièces au Conseil constitutionnel, qui prouvent que les rapporteurs avaient recommandé le rejet des comptes de campagne d'Edouard Balladur. Principale raison : le versement de 2 millions d'euros (13 millions de francs de l'époque) en espèces.
Samuel Laurent
lundi 2 août 2010
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