Le Monde, 30 juin 2011
L'enquête sur le volet financier de l'affaire de Karachi se révèle de plus en plus embarrassante pour Edouard Balladur.
Les derniers développements de l'instruction menée par les juges Roger Le Loire et Renaud Van Ruymbeke, chargés d'établir si la campagne présidentielle de M. Balladur, en 1995, a été financée par des ventes d'armes, mettent à mal la défense de l'ancien premier ministre (1993-1995).
Ce dernier, entendu le 28 avril 2010 par une mission d'information parlementaire, qui s'étonnait notamment d'une arrivée en espèces de 10 millions de francs entre les deux tours, avait affirmé que ces fonds, recueillis "lors de centaines de meetings", provenaient "des militants, des sympathisants ".
Or, il ressort des témoignages et documents recueillis ces derniers mois par la Division nationale des investigations financières (Dnif) et dont Le Monde a pris connaissance qu'au total, 23,6 millions de francs, dont 20 millions de francs en espèces, auraient alimenté sans explication la campagne malheureuse de M. Balladur, somme qui ne saurait s'expliquer par la générosité des sympathisants balladuriens...
Dans un rapport de synthèse du 10 mars, la DNIF, qui a reconstitué l'ensemble des recettes de l'Association de financement de la campagne d'Edouard Balladur (Aficeb), et qui s'étonne de la disparition de certains documents, notamment des archives du conseil constitutionnel, signale de nombreuses irrégularités.
Ainsi, s'agissant des versements en espèces, qui s'élèvent officiellement à un peu plus de 15 millions de francs, les policiers affirment qu'il s'agit "du poste le plus litigieux et le plus opaque sur l'origine des fonds".
Ils s'interrogent ainsi sur une la somme de 1,4 million de francs, justifiée dans les comptes de l'Aficeb comme correspondant aux remboursements faits par des sympathisants qui se rendirent, en train au meeting du Bourget, le 25 mars 1995, un mois avant le premier tour de la présidentielle : "Les déplacements de militants par transport en commun (...) sont payés directement par l'Aficeb, et nous n'avons constaté aucune demande de contribution financière aux militants", notent les policiers.
Les enquêteurs se montrent tout aussi dubitatifs s'agissant d'un montant de 1,6 million de francs supposé correspondre au règlement par des militants de repas facturés par un traiteur.
"On ne peut avoir aucune certitude car le bordereau de remise d'espèces correspondant à ce dépôt n'est pas présent dans les archives du compte de campagne de M. Balladur."
Et puis, bien sûr, les policiers ont investigué sur cette somme de 10, 25 millions de francs apparue comme par magie sur le compte de l'Aficeb le 26 avril 1995, trois jours après le premier tour.
Ils constatent que les bordereaux de ces dépôts d'espèces, eux aussi, ont disparu des archives des comptes de campagne.
Surtout, ils relèvent que plusieurs témoins, ont indiqué que cette somme ne pouvait "en aucun cas correspondre à la vente de t-shirts et autres gadgets vendus lors des meetings".
"On peut conclure que ce versement d'espèces de 10,25 millions ne correspond à aucune recette provenant de collectes, de vente d'articles publicitaires, de remboursement de frais ou de dons de particuliers, et par conséquent que cette somme n'est pas justifiable sur le plan comptable", assure la Dnif.
Les policiers ajoutent que ces constatations "remettent par conséquent en cause les explications fournies par M. Galy-Dejean [trésorier de la campagne Balladur], devant le magistrat instructeur lors de sa déposition".
Aux quelque 15 millions en espèces figurant sur les comptes de campagne dont l'origine semble suspecte s'ajoute une somme d'environ 5 millions, selon les enquêteurs.
Ils ont recueilli le 8 avril les confidences d'un ancien élu (RPR) de Vaucresson (Hauts-de-Seine), dont la société s'occupa de la sécurité des meetings de M. Balladur en 1995.
Sur procès-verbal, Olivier Michaud a assuré qu'il avait été rémunéré en grande partie en liquide. M. Michaud a ajouté que M. Galy-Dejean lui aurait dit à propos de cet argent que "c'était les fonds secrets de Matignon".
Ses déclarations font écho à celles d'Alexandre Galdin, un ancien membre de l'équipe de campagne.
Le 25 mars, il a pointé devant le juge le rôle majeur joué, durant la campagne, par Pierre Mongin, alors chef de cabinet de M. Balladur à Matignon, et qui avait de ce fait la haute main sur les fonds spéciaux attribués au premier ministre.
"M. Mongin venait régulièrement au sein du QG, a-t-il révélé. J'étais convaincu que certaines recettes de l'Aficeb provenaient des fonds secrets." Ces révélations rendent désormais inéluctable l'audition de M. Mongin.
De même que celle de Brice Hortefeux, désigné par plusieurs témoins comme ayant dirigé la cellule d'organisation des meetings au cours desquels les fameuses espèces auraient, à en croire M. Balladur, été collectées.
Autre proche de Nicolas Sarkozy susceptible d'intéresser les juges, Nicolas Bazire, alors directeur du cabinet du premier ministre et de sa campagne présidentielle.
D'après plusieurs témoins, il disposait d'un coffre-fort au sein du QG de campagne. Raymond Huard, affecté à la trésorerie, a ainsi assuré que de "grosses sommes arrivaient dans la coffre de Nicolas Bazire".
LA RENCONTRE SUSPECTE ENTRE M. BALLADUR ET M. GALY-DEJEAN
Autre élément troublant : cette rencontre, un jour de février 2011, entre l'ancien premier ministre Edouard Balladur et René Galy-Dejean, ex-député et maire (RPR) du 15e arrondissement de Paris, à l'occasion d'un colloque sur les années Pompidou.
Alors que l'enquête liée à l'attentat de Karachi ne cesse de tourner autour du financement suspect de la campagne présidentielle de M. Balladur, en 1995, l'ex-premier ministre s'inquiète. Du moins si l'on en croit le récit fourni le 10 mai au juge Renaud Van Ruymbeke par M. Galy-Dejean.
"En descendant de la tribune, a raconté sur procès-verbal l'ancien député, j'ai croisé M. Balladur et je l'ai informé de votre convocation pour le mardi suivant [le 15 février]. Je l'ai senti ennuyé. Le lendemain, il m'a fait porter un carton m'invitant à le rencontrer le jeudi 10 février à 11 h 30 chez lui, ce que j'ai fait."
La conversation porte évidemment sur l'affaire de Karachi. "Il m'a alors proposé de me fournir un avocat et de demander le report de ma convocation, ce qu'il a dit avoir déjà été demandé à votre collègue [Roger Le Loire, co-désigné avec le juge Van Ruymbeke]. J'ai indiqué que j'avais mes propres avocats et que je ne souhaitais pas le report de mon audition. La conversation a tourné court."
Cette rencontre, dont l'ex-élu a livré le récit aux magistrats, suscite la colère de l'un des avocats des parties civiles.
"Non satisfait d'avoir menti devant la représentation nationale pour s'expliquer sur le financement de sa campagne présidentielle de 1995 alors qu'il apparaît que des fonds illicites ont servi à la financer, M. Balladur se prête maintenant à des pressions sur un témoin capital au point de lui proposer les services d'un avocat et de dicter sa défense", indique Me Olivier Morice, qui défend les familles des victimes de l'attentat de Karachi.
Les deux anciens élus se sont revus, une seconde fois, au printemps 2011. A cette occasion, l'ancien premier ministre a remis à M. Galy-Dejean une longue note, en forme de plaidoyer pro domo, dont Le Monde a eu connaissance. Ce document a été versé au dossier d'instruction. Dans sa note, M. Balladur se défend vigoureusement.
"Je n'ai pas entendu parler de commissions, encore moins de rétrocommissions", tient-il a rappeler. Il déplore que cette thèse soit reprise dans la presse, "en associant à la réprobation qu'on cherche à susciter contre moi le nom de Nicolas Sarkozy (...) En tant que ministre du budget, il n'avait jamais évoqué avec moi une question de cet ordre".
M. Balladur se tourne donc vers le camp chiraquien. Dominique de Villepin avait évoqué, dans le livre Le Contrat (ed. Stock, 2010), des preuves liées aux rétrocommissions, parlant du "trésor de M. Balladur" auquel M. Chirac aurait voulu s'attaquer, en mettant fin aux commissions versées à l'occasion du contrat Agosta.
"Cette déclaration mériterait que M. Chirac fût invité à apporter son témoignage, persifle M. Balladur. Si ces preuves existent et qu'il peut les produire, d'où vient qu'il n'en ait pas saisi l'autorité judiciaire pour que soient sanctionnées des pratiques contraires à la loi ?"
LE FAUX RAPPORT DU MINISTÈRE DE LA DÉFENSE
Par ailleurs, l'ex-contrôleur général des armées Jean-Louis Porchier, entendu le 20 juin par le juge Renaud Van Ruymbeke, a réitéré ses doutes sur le contrat Agosta et les éventuelles rétrocommissions versées en France, en marge de la conclusion de ce marché portant sur la vente de sous-marins français au Pakistan en 1994.
M. Porchier avait été missionné par le ministère de la défense, en 1997, pour examiner les dessous – notamment financiers – de ce contrat.
"Mon enquête a montré, explique M. Porchier, que la courbe, selon laquelle les acomptes excédaient les dépenses, a été fabriquée par le ministère de la défense (...) Elle traduisait un surfinancement, alors qu'en réalité le contrat était sous-financé." Le but aurait été de sous-évaluer les risques financiers liés à ce marché, qu'il fallait semble-t-il signer à tout prix.
Dans un rapport classé "confidentiel défense", daté du 28 avril 1998, le contrôleur général Porchier faisait état de ses doutes.
Le juge Van Ruymbeke a sollicité, le 23 juin, auprès du ministère de la défense, la déclassification de ce rapport, excipant de l'existence "d'un document qui aurait été fabriqué pour les besoins de la cause par un membre du cabinet du ministre de la défense", à l'époque François Léotard.
M. Porchier a aussi évoqué de nouveau les confidences dont il avait été destinataire, lors de son enquête, émanant de Michel Ferrier, alors responsable français des exportations de matériels sensibles : "Il m'a dit que 10 % des commissions étaient des rétrocommissions et que ces rétrocommissions se partageaient entre le financement de la campagne de M. Balladur et le financement du parti républicain". Des propos tenus, dit-il, "sans employer le conditionnel".
M. Porchier révèle enfin avoir été contacté au début de l'année par un ancien haut fonctionnaire, Philippe Bros, ex-commissaire du gouvernement auprès de la Sofma, société d'exportation pour les ventes d'armes mandatée pour le contrat Agosta : "Il était convaincu de l'existence des rétrocommissions", a assuré M. Porchier au magistrat.
jeudi 30 juin 2011
lundi 13 juin 2011
Où va l’argent? Que peut-on faire?
La France pillée (5/5) : Où va l’argent? Que peut-on faire? - Les Inrocks, 25 mai 2011
Lutter contre la corruption : un enjeu pour la présidentielle ?
http://insecurite.blog.lemonde.fr/2011/06/12/lutter-contre-la-corruption-une-promesse-pour-2012/http://www.blogger.com/img/blank.gif
Le site des Inrocks achève avec cette cinquième et dernière livraison la publication du rapport « la France pillée » de l’association Anticor (association créée en 2002, regroupant des élus et des citoyens « venant de tous horizons politiques et philosophiques », dont le président d'honneur est le magistrat Éric Halphen).
Lors des épisodes précédents, l’association avait exploré différentes facettes de ce pillage : cadeaux fiscaux , naïveté des collectivités locales face aux banques qui leur ont vendu des emprunts toxiques, complaisances devant les conflits d’intérêts, braderie du patrimoine de l’État, tolérance sur les activités de lobbying, défaillances des instances de contrôle (tribunaux de commerce ou autorités indépendantes), dépénalisation silencieuse engagée sous des apparences techniques, inexécution des sanctions pécuniaires prononcées… A présent, elle passe aux propositions.
Ces dernières s’articulent autour de deux idées fortes : l’indépendance des institutions de contrôle et la surveillance citoyenne. De ce point de vue, le projet de loi visant à instituer un secret des affaires (voir notre chronique précédente) est un sérieux coup porté à l’alerte éthique que ce rapport propose d’institutionnaliser et de protéger (boîte mails, numéro vert, alerte justice…).
Au total, Anticor fait 23 propositions pour agir parmi lesquelles :
* L'interdiction de confier des marchés publics à des entreprises installées directement ou indirectement (filiales) dans des paradis bancaires et fiscaux. De même, les collectivités locales ne doivent pas entretenir de liens financiers avec des établissements qui ont des activités dans ces mêmes paradis fiscaux.
* Le rétablissement des dispositions de la loi du 4 janvier 2001 pour donner aux comités d’entreprise l’information nécessaire sur les aides publiques dont bénéficie leur société, et leur permettre d’alerter les autorités si ces aides ne sont pas utilisées conformément à leur objet.
* La surveillance citoyenne de l’exécution des marchés publics et notamment renforcement du rôle des commissions d’usagers de service public.
* L'interdiction des cumuls de fonction pour tout membre d’une instance de contrôle en lien avec l’objet contrôlé.
* L'interdiction du lobbying.
* La possibilité d’action de groupe citoyenne, notamment pour saisir les juridictions.
* Faire de l’absence de condamnation pour corruption une condition d’éligibilité.
* Surveiller la réelle exécution des peines civiles et pénales infligées aux élus.
On le voit, ces propositions n'ont rien d'extravagant ni d'extraordinaire. Elles semblent au contraire découler d'une posture très pragmatique et de l'observation de la réalité des conduites de nombre de responsables politiques. Elles pourraient ainsi constituer le socle d'une réforme majeur de la démocratie française.
L'association Transparency Internationale positionne la France seulement à la 25ème place dans le classement mondial de la corruption par pays, loin derrière la plupart des pays occidentaux et même certains pays d'Amérique du Sud.
Voilà un bel enjeu pour les élections présidentielles de 2012. Les candidats - en particulier ceux qui sont si prompts à parler de la délinquance des habitants des quartiers pauvres - auront-ils le courage de s'attaquer aussi à la délinquance des élites ?
Références
- Le dossier « Délinquances économiques et financières, délinquance des élites » réalisé par Thierry Godefroy (CNRS, Cesdip).
- Un précédent billet publié sur ce blog sur les représentations de la corruption en France.
- Une tribune publié par Le Monde le 13 novembre 2010 : «Délinquance économique : l'impunité s'accroît en France» (par Thierry Godefroy et Laurent Mucchielli).
Le site des Inrocks achève avec cette cinquième et dernière livraison la publication du rapport « la France pillée » de l’association Anticor (association créée en 2002, regroupant des élus et des citoyens « venant de tous horizons politiques et philosophiques », dont le président d'honneur est le magistrat Éric Halphen).
Lors des épisodes précédents, l’association avait exploré différentes facettes de ce pillage : cadeaux fiscaux , naïveté des collectivités locales face aux banques qui leur ont vendu des emprunts toxiques, complaisances devant les conflits d’intérêts, braderie du patrimoine de l’État, tolérance sur les activités de lobbying, défaillances des instances de contrôle (tribunaux de commerce ou autorités indépendantes), dépénalisation silencieuse engagée sous des apparences techniques, inexécution des sanctions pécuniaires prononcées… A présent, elle passe aux propositions.
Ces dernières s’articulent autour de deux idées fortes : l’indépendance des institutions de contrôle et la surveillance citoyenne. De ce point de vue, le projet de loi visant à instituer un secret des affaires (voir notre chronique précédente) est un sérieux coup porté à l’alerte éthique que ce rapport propose d’institutionnaliser et de protéger (boîte mails, numéro vert, alerte justice…).
Au total, Anticor fait 23 propositions pour agir parmi lesquelles :
* L'interdiction de confier des marchés publics à des entreprises installées directement ou indirectement (filiales) dans des paradis bancaires et fiscaux. De même, les collectivités locales ne doivent pas entretenir de liens financiers avec des établissements qui ont des activités dans ces mêmes paradis fiscaux.
* Le rétablissement des dispositions de la loi du 4 janvier 2001 pour donner aux comités d’entreprise l’information nécessaire sur les aides publiques dont bénéficie leur société, et leur permettre d’alerter les autorités si ces aides ne sont pas utilisées conformément à leur objet.
* La surveillance citoyenne de l’exécution des marchés publics et notamment renforcement du rôle des commissions d’usagers de service public.
* L'interdiction des cumuls de fonction pour tout membre d’une instance de contrôle en lien avec l’objet contrôlé.
* L'interdiction du lobbying.
* La possibilité d’action de groupe citoyenne, notamment pour saisir les juridictions.
* Faire de l’absence de condamnation pour corruption une condition d’éligibilité.
* Surveiller la réelle exécution des peines civiles et pénales infligées aux élus.
On le voit, ces propositions n'ont rien d'extravagant ni d'extraordinaire. Elles semblent au contraire découler d'une posture très pragmatique et de l'observation de la réalité des conduites de nombre de responsables politiques. Elles pourraient ainsi constituer le socle d'une réforme majeur de la démocratie française.
L'association Transparency Internationale positionne la France seulement à la 25ème place dans le classement mondial de la corruption par pays, loin derrière la plupart des pays occidentaux et même certains pays d'Amérique du Sud.
Voilà un bel enjeu pour les élections présidentielles de 2012. Les candidats - en particulier ceux qui sont si prompts à parler de la délinquance des habitants des quartiers pauvres - auront-ils le courage de s'attaquer aussi à la délinquance des élites ?
Références
- Le dossier « Délinquances économiques et financières, délinquance des élites » réalisé par Thierry Godefroy (CNRS, Cesdip).
- Un précédent billet publié sur ce blog sur les représentations de la corruption en France.
- Une tribune publié par Le Monde le 13 novembre 2010 : «Délinquance économique : l'impunité s'accroît en France» (par Thierry Godefroy et Laurent Mucchielli).
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