mardi 20 septembre 2011

L'argent trouble de la politique

par Pierre Lascoumes, Le Monde, 19 septembre 2011

Comme l'a très tôt relevé -Tocqueville, la France reste spécialiste des règles dures et des applications molles. Nous adorons les lois et les principes, à condition qu'ils s'appliquent d'abord aux autres. Les relations entre la politique et l'argent en fournissent un exemple significatif. Certes, depuis le milieu des années 1980, l'économie de la politique (des élections et des partis) a commencé à être organisée, mais les pratiques grises de débordement des règles ont été poursuivies, devenant à l'occasion des transgressions caractérisées.

Les effets délétères de l'argent sur la politique constituent une vieille rhétorique. Mais elle n'a été longtemps qu'une arme de combat politique sans effets concrets sur le fonctionnement des campagnes et des partis. La question a été refoulée jusqu'au milieu des années 1980. La vie politique semblait ne pas avoir de coût.

Les mythes du désintéressement et de la défense de l'intérêt général occultaient les questions essentielles du financement des carrières et de la compétition électorale. En 1919, Max Weber a été l'un des premiers à montrer l'impact de la professionnalisation sur l'activité politique depuis la fin du XIXe siècle. Aujourd'hui, comme l'a écrit Pierre Bourdieu, "on peut vivre de la politique à condition de vivre pour la politique" - en partageant les valeurs, les codes et les connivences de ses pairs. Et les règles pratiques qui gouvernent la vie politique sont souvent éloignées de celles qui encadrent la vie sociale ordinaire.

Une des particularités françaises réside dans l'abondance des règles produites depuis le milieu des années 1980 à la suite d'une série d'affaires ayant conduit les principaux partis devant la justice. Entre 1988 et 2010, quinze lois et décrets ont été adoptés introduisant un large éventail de règles sanctionnées, parfois pénalement, surtout financièrement : limitation des dépenses électorales pour toutes les élections, transparence des comptes de campagne et des partis, interdiction des dons faits par les entreprises, aides publiques conditionnelles, limitation des dons individuels, etc. La mise à disposition de "fonds spéciaux" (en liquide) à disposition du gouvernement a également été supprimée en 2002.

Deux commissions de contrôle ont été créées : en 1988, la commission pour la transparence financière de la vie politique, chargée du suivi du patrimoine des élus, et en 1990 la commission des comptes de campagne et des financements politiques. L'introduction de ces nouvelles règles et organismes a eu un effet d'apprentissage certain. 98 % des candidats déposent leurs comptes de campagne et moins de 4 % de ceux-ci sont rejetés.

Cependant, il suffit de lire les rapports annuels de ces commissions et d'observer les tentatives répétées de certains élus pour en limiter les pouvoirs, pour comprendre que la mise en oeuvre de ce nouveau cadre réglementaire a rencontré de nombreux problèmes : manque de pouvoirs d'investigation des commissions, défaut de moyens matériels, faiblesse ou inexistence de sanctions, etc.

Des zones grises ont aussi fructifié, tels ces micropartis qui permettent à un futur candidat de collecter des fonds en marge de son parti, ou l'absence de limites du nombre de dons annuels que peut effectuer un particulier. Certes, on ne modifie pas en vingt ans des décennies de pratiques laxistes, encore faut-il vouloir et pouvoir cadrer les rapports à haut risque qui subsistent entre argent et politique.

De plus, l'observation des affaires politico-financières récentes (en général révélées par les médias et non par les organismes de contrôle...) montre que les pratiques de débordements sont multiformes. C'est la recherche de financements politiques illicites qui se trouve sous les divers dossiers "d'atteinte à la probité publique" (corruption, trafic d'influence, prise illégale d'intérêts, atteintes aux règles des marchés publics, etc.).

Deux ouvrages récents, Armes de corruption massive, de Jean Guisnel (La Découverte, 22 euros), et La République des mallettes, de Pierre Péan (Fayard, 484 p., 23 euros), dressent un bilan très noir des "marchés souverains" (armement, énergie, télécommunication), qui ne se concluent pas sans un aval des autorités politiques en place et qui peuvent donner lieu à des séries de commissions et de rétrocommissions. La convention de l'OCDE (1997) permettant de sanctionner dans un Etat la corruption de fonctionnaires étrangers semble n'avoir eu qu'un effet de réprobation symbolique et avoir suscité surtout une complexification des circuits d'argent sale.

On retrouve là un effet pervers bien connu des régulations. Tout comme la prohibition de l'alcool aux Etats-Unis a fait la fortune des mafias, la lutte contre les flux d'argent illicite fait celle des intermédiaires en tout genre (conseils, banques et Etats cyniques). Le problème avait été soulevé en France lors de l'interdiction des dons aux partis par les entreprises.

A ce sujet, l'ancien ministre de l'intérieur Pierre Joxe (peu suspect de laxisme) s'exprime ainsi : "Les moralistes pensaient qu'il fallait rompre clairement le lien entre financement politique et entreprises, les autres pensaient que, comme un tel financement s'est toujours fait plus ou moins dans la clandestinité, sa suppression immédiate serait purement optique et que les procédés souterrains perdureraient, notamment sous la forme spécialement détestable des mallettes." La circulation de l'argent liquide reste très difficilement prouvable. L'usage des places sous-régulées (paradis fiscaux) et les tolérances bancaires facilitent ces opérations. Mais la recherche de traces comptables et financières est toujours possible à condition de s'en donner les moyens.

Le liquide a une source et forcément des bénéficiaires. Encore faut-il que ces investigations ne soient pas entravées. Ainsi, l'usage extensif du bunker du "secret défense" est en soi un aveu de volonté dissimulatrice. De plus, il est peu crédible que les intermédiaires qui aujourd'hui s'expriment n'aient conservé aucune preuve, ne serait-ce que par souci de protection.

Beaucoup d'acteurs politiques évaluent mal l'impact social de ces réglementations molles et des détournements répétés. Pourtant, les études nationales et européennes ne cessent de confirmer la détérioration continue de l'image du monde politique. Les rapports ambigus à l'argent en sont un des facteurs-clés. Les critiques portent souvent sur le carriérisme et le cumul des mandats, qui sont d'abord des moyens de vivre de la politique. Elles soulignent aussi la dépendance à l'égard d'intérêts économiques toujours en quête d'influence.

La défense rétribuée (directement ou indirectement) des intérêts particuliers se substitue alors à ceux du bien public. Enfin, c'est aussi l'esprit clanique qui est stigmatisé, la défense des pairs et la priorité donnée à l'entre-moi, droite et gauche confondues. Et ces connivences ne sont jamais aussi visibles que lorsqu'il s'agit de préserver l'opacité des revenus politiques.

La répétition des abus de fonction lamine autant la confiance qu'elle crée de la démission et du cynisme. Ainsi, sous nos yeux, le procès des chargés de mission de la Ville de Paris, une fois amorcé, suscite politiquement et médiatiquement très peu d'intérêt (Le Monde est une des rares exceptions). Après l'excitation sur l'état de santé du principal prévenu, l'inventaire des anomalies dans la gestion des personnels de la Ville de Paris, qui concrétise les abus de fonction, semble lasser tous les commentateurs.

Pourtant, ce sont les accumulations de ces petites transgressions et la tolérance dont elles ont toujours bénéficié qui font preuve pour la plupart des citoyens. Elles attestent autant de la banalité de l'exercice intéressé du pouvoir que de l'inexistence des garde-fous. Elles renforcent les comportements "antipolitiques", la défiance à l'égard des institutions publiques, l'abstentionnisme et le vote pour les partis les plus protestataires.


Rattaché au Centre d'études européennes de Sciences Po, Pierre Lascoumes, directeur de recherche au CNRS, est spécialiste de l'analyse des politiques publiques en matière de droit et justice, d'environnement et de risques. Il a travaillé sur la lutte contre la délinquance économique et financière et sur les perceptions de la corruption et de la lutte antiblanchiment.
Il est l'auteur de "Favoritisme et corruption à la française" (Presses de Sciences Po, 2010) et "Une démocratie corruptible" (Seuil, 100 p., 11,50 €).


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