jeudi 3 février 2011

Affaire de Karachi : François Léotard accable le camp Chirac

Le Monde, 3 février 2011

L'audition de l'ancien président Jacques Chirac est désormais réclamée par les familles des victimes, dans l'enquête sur l'attentat de Karachi qui a fait onze morts parmi des salariés français en 2002.

Dans un courrier adressé mercredi 2 février au juge antiterroriste Marc Trévidic, chargé de l'enquête, Me Olivier Morice, le conseil de plusieurs parties civiles, estime que le témoignage de M.Chirac est aujourd'hui "indispensable à la manifestation de la vérité". Le juge Trévidic devrait faire droit à cette demande d'acte. Jean Veil, l'avocat de Jacques Chirac assure que "l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme, ayant valeur constitutionnelle, interdit au pouvoir judiciaire d'empiéter sur le pouvoir exécutif. Un juge ne peut donc convoquer en qualité de témoin un ancien président de la République pour des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions".

A l'appui de leur demande, les familles des victimes se basent sur l'interrogatoire de l'ancien ministre de la défense (1993-1995) François Léotard, entendu en qualité de témoin le 31 janvier par le juge Trévidic. M.Léotard y soutient que l'arrêt des commissions promises à des intermédiaires, lors de contrats d'armement, a pu enclencher le mécanisme de l'attentat. Cette thèse est également retenue par le magistrat instructeur.

Or c'est bien Jacques Chirac qui a décidé l'arrêt du versement de ces commissions. Comme le rappelle M. Léotard dans son audition, dont Le Monde a eu connaissance, "cette décision a été prise parce que Jacques Chirac voulait accréditer l'idée que l'argent avait servi au financement de la campagne de M.Balladur, alors que c'est totalement faux. Il poursuivait une guerre commencée trente ans avant (…), c'est en cela que je parle de légèreté." "Pour des rétrocommissions, s'il y en avait eu, il y a des policiers et des juges" à qui les dénoncer, explique-t-il.

"PROCÉDURE RÉVOLTANTE"

M. Léotard rappelle alors le rôle joué par M.Chirac, dès son accession à la présidence de la République, en 1995. "Jacques Chirac avait pris soin de mettre au poste de ministre de la défense un ministre qui était mon ennemi personnel, laborieusement insignifiant et pour lequel je n'ai aucun respect et dont je mets en doute l'intégrité intellectuelle. Il a fini dans les bras du Front national", relate l'ancien ministre.

Charles Millon, en 1995, reçoit l'ordre présidentiel de mettre fin aux commissions (122 millions d'euros) promises à des intermédiaires, pakistanais mais aussi libanais, à l'occasion du contrat Agosta, signé en 1994, qui prévoit la livraison de sous-marins au Pakistan. Les chiraquiens ont de forts soupçons sur l'existence de rétrocommissions, qui auraient ensuite été versées pour financer la campagne présidentielle de M. Balladur, qui était soutenu par Nicolas Sarkozy, alors le ministre du budget.

Pour disposer de plus de certitudes, le cabinet de M. Léotard est d'ailleurs placé sur écoute en 1995 sur ordre de Dominique de Villepin, secrétaire général de l'Elysée. "Je pense que, moi aussi, j'ai dû être sur écoute, ce qui est une procédure révoltante, explique au juge M.Léotard. Je pense que c'était lié à tout ce “trip” sur l'hypothèse de rétrocommissions. C'était dans leur tête à eux." "Eux", les chiraquiens.

M.Léotard s'en explique à l'époque avec Alain Juppé, premier ministre, lors d'un déjeuner réunissant les ténors de la droite: "Il a bafouillé quelque chose, je n'ai pas accrédité son explication et on s'est fâchés." C'est que, dans le camp Chirac, on veut régler ses comptes. Les balladuriens n'ont-ils pas imposé dans la dernière ligne droite des négociations sur les contrats un intermédiaire sulfureux, le Libanais Ziad Takieddine? M. Léotard, dans sa déposition, admet avoir reçu cet intermédiaire parce "qu'on m'a dit que c'était important pour le contrat Agosta".

Tous les proches de M.Chirac, devant les magistrats, de Dominique de Villepin à Charles Millon, ont effectivement fait part de leur "intime conviction" sur l'existence de rétrocommissions. Cet argent était même destiné, selon M. de Villepin, qui fait à cet égard état d'une enquête de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), "au financement de tel ou tel parti soutenant la majorité du premier ministre de l'époque ".

Les enquêteurs ne sont pourtant pas parvenus à exhumer cette enquête de la DGSE. M. Léotard s'insurge devant le juge: "Il [M. Chirac] n'aura jamais aucune preuve de l'existence de rétrocommissions, et quand j'entends M. de Villepin parler d'intime conviction, qui est un terme judiciaire, et M. Millon parler de forts soupçons, qui est un terme policier, je mets en doute leur intégrité intellectuelle."

L'ancien ministre le "jure sur l'honneur": le Parti républicain, dont il était alors le président, n'a jamais été financé par les commissions provenant du contrat Agosta. Les magistrats doivent donc s'interroger: qui dit la vérité? M. Léotard, ou le camp chiraquien? L'issue de leur enquête dépend de la réponse à cette question.

M. Léotard, lui, a ses certitudes: "En premier lieu, on ne respecte pas ses engagements sur les commissions. En second lieu, on ne respecte pas son engagement de ne pas vendre de sous-marins à l'Inde. C'est la conjonction de ces deux éléments qui a pu causer l'attentat."
Gérard Davet

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