vendredi 10 juillet 2009

L'opacité des contrats d'armement est une nouvelle fois mise en cause

Le Monde, 10 juillet 2009

L'enquête pénale sur l'attentat de Karachi, le 8 mai 2002, contre des Français de la Direction des constructions navales (DCN) illustre l'opacité qui entoure les grands contrats d'armements : commissions, rétrocommissions, intermédiaires, sociétés écrans... Des éléments que l'on trouvait déjà dans l'affaire de la vente, à Taïwan, en 1991, de frégates, également construites par la DCN. Sans se confondre, les deux affaires se croisent, et pourraient rebondir.

C'est en enquêtant sur les liens entre Claude Thévenet - un ancien policier de la Direction de la surveillance du territoire (DST) reconverti dans la sécurité privée - et la DCN que les juges Françoise Desset et Jean-Christophe Hullin ont en effet relancé l'enquête sur Karachi et découvert de nouveaux éléments dans le cadre du dossier des frégates de Taïwan.

Instruisant, à Paris, le dossier Thévenet, les deux juges ont trouvé les notes de synthèse que l'ancien policier avait remises, en 2002, à la DCNI (Direction des constructions navales internationale). Elles faisaient le lien entre l'attentat de Karachi et les arrangements financiers liés à la vente au Pakistan, par la DCN, de trois sous-marins, en 1994. Cette version contredit la thèse officielle et la piste terroriste Al-Qaida.

Ouverte en 2005, l'instruction des deux juges portait initialement sur les liens entre les sociétés de M. Thévenet et Eurolux, émanation de la DCNI, au Luxembourg, chargée de régler les dépenses occultes. Cette affaire avait, dans un premier temps, mis au jour des pratiques d'espionnage industriel. Les policiers ont ainsi découvert que M. Thévenet avait notamment enquêté sur le magistrat français Renaud Van Ruymbeke et son collègue suisse Paul Perraudin. Les deux juges enquêtaient sur les frégates.

FRÉGATES DE TAÏWAN

Claude Thévenet a été mis en examen, le 25 juin 2008, pour "corruption active", "recel de violation de secret de l'instruction" et "recel d'abus de biens sociaux". Peu avant, son client, le directeur administratif et financier de la DCNI, Gérard-Philippe Menayas, était aussi mis en examen pour des faits similaires.

Dans cette même enquête, de nombreux documents ont été mis au jour sur la structure de la DCNI permettant le versement de commissions occultes. Il s'agit notamment d'un compte rendu d'une réunion interne à la DCNI sur le contrat des frégates, le 15 octobre 2004. Ce document détaille le circuit financier, via Eurolux et Heine, ainsi appelée avant 2000, suivi par les commissions versées par DCNI à un intermédiaire chinois de premier plan, Andrew Wang, réfugié à Londres.

On y apprend comment la DCNI, via ses structures luxembourgeoises, débite pour M. Wang un chèque de 83 millions de francs sur un compte de la Royal Bank of Scotland domiciliée sur l'île de Man. Un autre document retrace l'historique des montages de la DCNI créés pour le contrat des frégates afin, dit le rapport de synthèse des policiers du 5 mars 2007, "de permettre la remise des commissions voire des rétrocommissions". Selon les policiers, le chef d'orchestre de tout ce système à la DCN est Jean-Marie Boivin, dirigeant de Heine et Eurolux de 1994 à 2004.

Le directeur administratif et financier de la DCNI, M. Menayas, a confirmé aux juges, le 14 octobre 2008, que Heine a servi à verser "les commissions des frégates", notamment celles payées à Wang, a-t-on appris au parquet général à Paris. D'après M. Menayas, "M. Boivin doit toujours détenir ces documents, il y a tous les contrats de commissionnements signés entre la DCNI et M. Wang", et peut-être "d'autres pièces". D'après la source du Monde au parquet général, M. Boivin aurait placé les pièces les plus sensibles dans un coffre en Suisse. A ce jour M. Boivin n'a été entendu qu'en qualité de témoin par les policiers et seulement sur les relations entre Eurolux et les sociétés de M. Thévenet entre 2002 et 2004, comme l'imposent les limites de la saisine délivrée par le parquet aux juges.

PISTE PAKISTANAISE

Les éléments découverts dans l'enquête Eurolux pourraient éclairer des aspects du dossier des frégates restés dans l'ombre. Au fil de son instruction sur les frégates, le juge Van Ruymbeke avait acquis la conviction que M. Wang avait perçu 500 millions de dollars de commissions (359 millions d'euros). Une partie aurait été redistribuée à des décideurs français, taïwanais et chinois. Mais le magistrat n'avait pu le prouver, bloqué par le secret-défense.

Les premiers retours des commissions rogatoires internationales envoyées au Luxembourg montrent qu'Eurolux ne serait qu'une gare de triage des flux financiers de la DCN. D'autres structures offshore auraient permis à Eurolux de payer les intermédiaires. Parmi ces coquilles vides implantées dans des paradis fiscaux figurerait une société apparue dans une enquête menée en Suisse sur les comptes de l'actuel président pakistanais, Asif Ali Zardari.

En 1997, le Pakistan avait saisi la justice suisse. Islamabad soupçonnait M. Zardari, veuf de l'ex-premier ministre Benazir Bhutto, de corruption dans plusieurs contrats, dont celui des sous-marins de la DCN. Les policiers suisses avaient identifié une structure offshore liée à Heine. Les investigations suisses se sont depuis arrêtées, après l'élection de M. Zardari à la présidence en 2008. "Nous avons classé l'affaire le 25 août après le retrait de la plainte initiale des Pakistanais", a confirmé au Monde le procureur général de Genève, Daniel Zapelli.

Jacques Follorou

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