mercredi 28 avril 2010

Attentat de Karachi : entre soupçons et zones d'ombre

Le Monde, 28 avril 2010

Edouard Balladur a été entendu, mercredi 28 avril 2010, par la mission d'information parlementaire sur l'attentat de Karachi de 2002. Il en a fait lui-même la demande à la suite d'un article de Libération l'accusant d'avoir financé sa campagne électorale de 1995 grâce à des rétro-commissions occultes perçues dans le cadre de la vente de sous-marins au Pakistan. Le juge d'instruction chargé de l'enquête sur l'attentat soupçonne ces pots-de-vin d'être à l'origine de l'attaque qui a coûté la vie à onze Français.

Rien n'a filtré de l'audition de l'ancien premier ministre, mais le rapporteur de la mission d'information parlementaire, le député PS Bernard Cazeneuve, a peu après affirmé n'avoir "jamais" rencontré "autant de difficultés" pour mener à bien son travail, en raison des "relations avec l'exécutif".

"Un très grand nombre de documents qui ont été demandés n'ont pas été communiqués", a-t-il déploré. La liste de ces documents figurera dans le rapport de la mission, dont la publication est prévue le 12 mai.

Si aucune preuve ne permet pour l'heure d'affirmer que le financement de la campagne de M. Balladur et l'attentat de 2002 sont liés, c'est aujourd'hui la piste que privilégie le juge d'instruction chargé de l'enquête, qui parle d'une "affaire d'Etat".

Rappel des faits :

L'attentat

Le 8 mai 2002, un attentat contre un bus de la Direction des constructions navals (DCN) à Karachi fait quatorze morts, dont onze ingénieurs français qui travaillaient sur place à la construction d'un sous-marin. La piste d'un attentat islamiste anti-occidental est tout d'abord privilégiée. Deux Pakistanais soupçonnés d'être liés à Al-Qaida sont condamnés à mort en 2003, avant d'être acquittés en appel en mai 2009. La justice pakistanaise estime que le seul témoignage produit a été monté de toutes pièces. En juin, les juges français chargés de l'enquête indiquent qu'ils privilégient désormais une autre piste : l'attentat aurait été commis par des militaires pakistanais en représailles contre le non-versement de commissions par la France lors de la vente de trois sous-marins de type Agosta. Une piste que le juge d'instruction antiterroriste, Marc Trévidic, qualifie de "cruellement logique".

Un contrat ruineux

En septembre 1994, François Léotard, ministre de la défense du gouvernement Balladur (1993-1995), signe avec son homologue pakistanais la commande de trois sous-marins Agosta 90-B pour la somme de 5,4 milliards de francs (près de 820 millions d'euros).

Selon l'instruction, ce contrat a donné lieu au versement d'importantes commissions (près de 10 % du marché) à des militaires pakistanais, en partie réglées par la DCN, placée sous la tutelle directe du ministère de la défense.

Des voix s'étaient élevées à l'époque pour critiquer ce contrat ruineux : la DCN aurait vendu à perte ses sous-marins pour préserver le plan de charge des arsenaux. Pour la Cour des comptes, elle a tout simplement mal négocié son contrat.

Commissions et rétro-commissions

Le versement de commissions en marge de contrats internationaux était légal à l'époque des faits (elles sont théoriquement interdites depuis 2000 par une convention de l'OCDE). Ce qui l'est moins, c'est qu'elles auraient donné lieu au versement d'importantes rétro-commissions à des responsables français.

Selon Libération, une enquête préliminaire aurait mis au jour un circuit financier de commissions et de rétro-commissions d'un montant de 184 millions de francs (environ 28 millions d'euros) ayant profité à deux intermédiaires imposées par M. Balladur lors des négociations.

Les enquêteurs disposeraient de documents attestant que l'ancien premier ministre aurait bénéficié d'un versement en une fois de plus de 10 millions de francs (environ 1,5 million d'euros), essentiellement en billets de 500 francs, pour financer ses activités politiques, et notamment la campagne présidentielle de 1995.

Au lendemain de sa victoire à la présidentielle de 1995, Jacques Chirac met fin au versement des commissions.

Selon son ancien ministre de la défense, Charles Millon, il demande explicitement de bloquer "le versement des commissions pouvant donner lieu à des rétro-commissions".

Dès 1996, la France interrompt le paiement des sommes promises à des militaires pakistanais ainsi qu'aux deux intermédiaires imposés par Edouard Balladur, adversaire malheureux de Jacques Chirac à la présidentielle. C'est cette décision qui aurait, selon le juge d'instruction, incité une partie des services secrets militaires pakistanais à actionner un groupe fondamentaliste par mesure de rétorsion.

Les trois enquêtes

Lundi, l'avocat des familles des victimes, Me Olivier Morice, a accusé le procureur de la République de Paris, Jean-Claude Marin, de tenter "par tous les moyens d'éteindre l'incendie au mépris de la recherche de la vérité". Ce dernier a rétorqué en rappelant que trois enquêtes étaient ouvertes sur "divers aspects de l'affaire" de Karachi.

Premièrement, l'enquête antiterroriste sur l'attentat confiée au juge Marc Trévidic, qui privilégie la thèse des représailles contre le non-versement des commissions. Outre cette enquête, une autre information judiciaire a été confiée à des juges financiers. Elle examine des faits d'espionnage présumés en lien avec la DCN (aujourd'hui DCNS).

Une enquête préliminaire a par ailleurs été ouverte à la suite d'une plainte déposée en décembre 2009 par six familles de victimes de l'attentat. Elle a été confiée aux policiers de la Division nationale des investigations financières.

Cette plainte vise le club politique d'Edouard Balladur pour "corruption" et les dirigeants de la DCN pour "entrave à la justice". Les parties civiles reprochent à ces derniers de n'avoir pas communiqué aux enquêteurs un rapport interne évoquant dès la fin 2002 la piste des commissions.

Qui est visé ?

Me Olivier Morice accuse Edouard Balladur de mentir et a indiqué qu'il allait demander "dans les prochains jours" son audition par les magistrats instructeurs.

Il estime que les anciens ministres François Léotard et Renaud Donnedieu de Vabres, qui faisaient partie de l'entourage du candidat à la présidentielle, devraient eux aussi être convoqués par les magistrats.

Dans une tribune au Figaro, l'ancien premier ministre répond aux accusations portées par Libération : il dénonce "un tissu d'invraisemblances et d'absurdités" et souligne que les comptes de sa campagne ont été "validés" par le Conseil constitutionnel. Il met aussi en avant le "délai" de six ans entre le blocage des commissions et l'attentat.

Selon l'avocat, l'enquête est également susceptible de concerner Nicolas Sarkozy, ministre du budget de M. Balladur (1993-1995) puis directeur de campagne de l'ancien premier ministre.

Il accuse le président d'être "au cœur de la corruption" dans ce dossier. Des allégations qualifiées de "grotesques" par le chef de l'Etat. "C'est ridicule (...). Respectons la douleur des victimes. Qui peut croire une fable pareille ?", avait-il déclaré en juin.

Soren Seelow

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