Le Monde, 22 avril 2010
Sous la robe du juge, toujours l'élu sommeille. C'est toute l'ambiguïté de la Cour de justice de la République, cette juridiction d'exception composée majoritairement de parlementaires (six députés, six sénateurs et trois magistrats professionnels) pour examiner les crimes ou les délits reprochés à un ministre dans l'exercice de ses fonctions.
Elle s'est manifestée lors de l'audience consacrée, mercredi 21 avril 2010, à l'affaire GEC Alsthom, l'un des trois dossiers qui valent à Charles Pasqua de comparaître pour recel d'abus de biens sociaux.
L'affaire est la suivante : en 1994, la direction de GEC Alsthom envisage de déménager son siège social des Hauts-de-Seine vers la Seine-Saint-Denis. Elle a besoin pour cela d'un agrément de la délégation à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale (Datar), placée sous la tutelle du grand ministère de l'intérieur et de l'aménagement du territoire alors dirigé par M. Pasqua.
La direction de GEC Alsthom se laisse convaincre par le consultant auquel elle a confié le soin de monter le dossier que le seul moyen d'obtenir rapidement cet agrément est de recourir à un sulfureux intermédiaire, Etienne Leandri, mort en 1995, qui lui est présenté comme un proche de M. Pasqua et du directeur de la Datar, Pierre-Henri Paillet, moyennant une commission occulte.
Le PDG d'Alsthom, Pierre Bilger, accepte de payer 5,2 millions de francs (900 000euros) via l'une des sociétés off shore du groupe.
"UNE ERREUR"
Un procès devant la juridiction ordinaire a entraîné la condamnation pour abus de biens sociaux de M. Bilger et de deux autres dirigeants de GEC Alsthom, du consultant Christian Roos et de M. Paillet pour complicité d'abus de biens sociaux et, enfin, de Pierre-Philippe Pasqua, le fils unique de l'ancien ministre, pour recel d'abus de biens sociaux au motif qu'il a perçu à la même époque 700 000 dollars d'Etienne Leandri sur un compte à l'étranger.
Pendant l'instruction, M. Bilger avait expliqué avoir cédé à "une forme de racket organisé" qu'il pensait destiné au financement politique des activités de M. Pasqua.
Cité à la barre des témoins, l'ancien patron se montre moins affirmatif. "C'est une décision que je regrette encore aujourd'hui", dit-il, en évoquant la possibilité d'avoir été victime d'une "escroquerie pure et simple" d'Etienne Leandri et de ses amis.
Même écho de la part de l'ancien directeur financier du groupe Alsthom, Bernard Lebrun : "Mon impression est que des gens de l'entourage de Charles Pasqua se sont servis du nom et de la réputation du ministre pour nous faire peur et nous berner. Si on relit le dossier d'instruction sans avoir l'obsession Pasqua, on peut penser qu'il s'agit d'une simple escroquerie", renchérit-il.
Rassuré par ce soutien inespéré, M. Pasqua, de prévenu devient accusateur, et s'en prend à M. Bilger : "Je regrette que vous vous soyez rendu complice d'une action délictuelle totalement inacceptable. Comment une telle idée a-t-elle pu germer dans l'esprit d'un haut fonctionnaire ?"
"C'est une erreur, voire une faute, répond l'ancien patron, mais il faut se souvenir qu'avant la loi sur le financement politique de 1995, l'idée d'un tel versement ne soulevait pas le même réflexe éthique qu'aujourd'hui."
Jean-Luc Warsmann, l'un des juges, vole au secours de M. Pasqua et de la vertu des élus en général. "Vous avez engagé 5 millions de francs, c'est une insulte pour notre pays, monsieur !" Le député UMP des Ardennes n'a, semble-t-il, jamais entendu parler d'affaires de corruption politique.
Pascale Robert-Diard
jeudi 22 avril 2010
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