Le Monde, 23 avril 2010
Charles Pasqua, ministre d'Etat, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire, est entré en fonctions le 29 mars 1993. Sept jours plus tard, le 4 mai, il nommait un nouveau président-directeur général à la tête de la Sofremi, la société de ventes de matériel de sécurité placée sous la tutelle de son ministère. Son choix s'est porté sur Bernard Dubois, polytechnicien, cadre chez Thomson-CSF.
C'est avec ce témoin que la Cour de justice de la République a commencé, jeudi 22 avril, l'examen du troisième dossier qui vaut à M. Pasqua de comparaître devant elle pour complicité d'abus de biens sociaux. Au printemps 1993, raconte M. Dubois, "on" lui téléphone pour lui indiquer qu'il va être sollicité pour la présidence de la Sofremi. Le président Henri-Claude Le Gall lui demande d'être un peu plus précis.
"Qui est "on" ?
- Etienne Leandri.
- Et puis ?
- Il m'a dit que j'allais recevoir un coup de fil de Charles Pasqua.
- Et puis ?
- J'ai reçu un appel de Charles Pasqua à 11 heures du soir, qui me demandait de venir au ministère le lendemain.
- Quel a été le contenu de votre conversation ?
- Il m'a expliqué qu'il avait des doutes sur ce qui s'était passé à la Sofremi...
- Lesquels ?
-Des financements, euh, politiques, vers le parti de la précédente... majorité.
- Lequel ?
- Euh, le PS. Je dis à Charles Pasqua que je n'ai pas l'intention d'en faire une pompe à finances pour le RPR.
- Et quelle a été sa réaction ?
- Il m'a dit en rigolant que, vu le nombre de ses élus, la nouvelle majorité n'en avait pas besoin."
Omniprésent dans le dossier d'accusation, Etienne Leandri était un sulfureux intermédiaire qui avait ses entrées au sein du groupe Thomson. Il est mort en 1995.
Une semaine plus tard, Bernard Dubois prend ses fonctions à la tête de la Sofremi et la question se pose alors pour lui de choisir un directeur général. "On" lui suggère le nom de Bernard Poussier, collaborateur de Thomson-CSF.
Même demande de précision du président sur le "on".
"Il était clair, parce que Leandri me l'avait dit, qu'il fallait prendre Poussier. C'était son poulain..
- Vous, personnellement, vous aviez des réserves ?
- Oui, euh, portant sur... je dirais, son côté un peu secret. Chez Thomson, on disait qu'il était difficilement... contrôlable."
Nouveau coup de téléphone, de Pierre-Henri Paillet cette fois, membre du cabinet de Charles Pasqua et patron de la Datar. "Il m'a recommandé Etienne Leandri comme étant un très bon professionnel", explique M. Dubois. Le président plonge dans les procès-verbaux.
"- Vous disiez alors : "J'ai ressenti deux lourdes contraintes : prendre comme adjoint Poussier et commissionner Leandri."
- Disons que c'était une forte incitation..."
Le duo se met au travail. Parmi les dossiers en souffrance, figure un important contrat de vente de matériel au Koweït. Les choses se passent mal, les autorités koweïtiennes s'en plaignent auprès de M. Pasqua. "Etienne Leandri me dit qu'il est très introduit auprès de la famille de l'émir et qu'il va pouvoir nous arranger tout ça", poursuit M. Dubois. L'intermédiaire est donc chargé de l'exécution de ce contrat, moyennant une commission de 6 millions (environ 914 690 euros). Le président observe :
"Et Bernard Poussier, votre adjoint, touche dessus 600 000 francs Vous le saviez ?
- Non."
Le deuxième contrat porte sur l'Argentine. De nouveau, décision est prise de le confier à Etienne Leandri. "Il connaissait bien cette région d'Amérique du Sud et il nous a proposé de nous aider...", raconte M. Dubois. "Il connaissait le monde entier !", s'amuse le président.
Sur ce deuxième contrat, l'intermédiaire touche 15 millions de francs. 1,5 million de francs arrive sur le compte de M. Poussier.
Un troisième contrat est en cours avec la Colombie. C'est Pierre Falcone qui est missionné. L'homme d'affaires est introduit depuis des années à la Sofremi. Sa commission s'élève à 14 millions de francs. Mais il rétrocède aussitôt 1 million à Etienne Leandri et 600 000 francs à Bernard Guillet, le conseiller diplomatique de M. Pasqua. Le même Pierre Falcone récupère aussi la négociation d'un contrat avec le Brésil et se montre là encore généreux : il alimente à la fois les comptes suisses d'Etienne Leandri et de... Pierre-Philippe Pasqua, le fils unique de l'ancien ministre de l'intérieur, pour un montant de 9,8 millions de francs.
C'est au tour de Bernard Poussier de s'expliquer sur sa nomination et ses liens avec Etienne Leandri. "Quand je suis arrivé à la Sofremi, j'ai peut-être fait l'erreur d'amener avec moi mon portefeuille relationnel...", convient-il. "Portefeuille relationnel", répète en souriant le président, qui rappelle que le directeur général de la Sofremi avait conservé ses fonctions de consultant dans le cabinet d'Etienne Leandri : "Vous étiez donc à la fois son employeur et son employé, en quelque sorte..." A la barre, le témoin toussote et remue fébrilement sa main gauche dans son dos. "A l'époque, je n'avais pas perçu le conflit d'intérêt...", dit-il.
Devant la juridiction de droit commun, Bernard Poussier a été condamné définitivement à quatre ans d'emprisonnement, dont deux fermes et 300 000 euros d'amende ; Bernard Dubois à trois ans avec sursis et 100 000 euros d'amende ; Pierre Falcone et Pierre-Philippe Pasqua, à deux ans dont un ferme et 375 000 euros d'amende. Les deux hommes sont appelés à témoigner la semaine prochaine.
Avant de se retirer, M. Poussier a été interrogé sur les conditions de son licenciement de la Sofremi en 1997, lorsque Jean-Pierre Chevènement a succédé à Jean-Louis Debré au ministère de l'intérieur.
"Quelles ont été vos indemnités ?
- Nulles.
- Ah bon, je croyais que c'était 350 000 francs ?
- Euh, oui, c'est maladroit. Je veux dire que c'était juste le minimum légal.
- Les pièces jaunes, en quelque sorte", dit le président.
Pascale Robert-Diard
lundi 26 avril 2010
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