Par Delphine Saubaber, lexpress.fr, le 08/04/2010
Marcello Dell'Utri a toujours été dans le sillage de son ami Silvio, de la holding Fininvest à Forza Italia. L'a-t-il mis en contact avec la Mafia?
Alors que s'achève le procès en appel du sénateur sicilien, son histoire éclaire les zones d'ombre de l'ascension du Cavaliere.
Ce matin de janvier, dans le tribunal de Palerme qui a vu défiler quelques éminents dignitaires de la Mafia et de la politique, une silhouette cintrée dans un costume gris glisse, anonyme, le long d'un couloir. Portable à l'oreille, un mépris las au fond de l'oeil, l'homme fait les cent pas. Personne ne lui prête attention, son avocat a l'air tracassé: "Mon client en a assez, vous comprenez. Il préférerait lire Platon plutôt que ces PV qui n'en finissent pas..."
Marcello Dell'Utri, c'est connu, est un fin lettré. Et de la philosophie, il lui en faut: cela fait bien quinze ans que le sénateur, natif de Palerme, intime parmi les intimes de Berlusconi, fait face aux magistrats qui l'accusent d'être l'"ambassadeur de Cosa Nostra à Milan".
En 2004, la sentence de première instance avait figé l'éternel sourire de son ami Silvio: neuf ans de prison pour complicité d'association mafieuse. En 1768 pages, les juges dépeignent "la contribution concrète, volontaire, consciente" de Dell'Utri à la "consolidation et au renforcement de Cosa Nostra", la mafia sicilienne, qu'il est accusé d'avoir mise en contact avec la holding de Berlusconi, la Fininvest. Il a fait appel et l'on attend le verdict dans les prochaines semaines.
Une vie pétrie de coups de génie et de défunts idéaux
Entre-temps, le sénateur a été réélu, en 2008. Il y a longtemps que l'on ne se formalise plus, ici, à l'idée de voir un serviteur de l'Etat accusé de collusion mafieuse se représenter devant ses électeurs, tout en continuant à animer des cercles littéraires.
Marcello le Sicilien, 68 ans, obscur banquier devenu le bras droit historique de Berlusconi, son âme damnée et l'architecte de Forza Italia, le parti qui vampirise depuis quinze ans la politique du pays, est plus qu'un symbole. Sa vie est une chronique italienne, pétrie de coups de génie et de défunts idéaux. Elle épouse la légende noire des débuts de la Seconde République, le tango crépusculaire entre Mafia et politique.
Ils se sont connus à la fac
Dans le roman-photo à sa gloire que Berlusconi avait envoyé aux Italiens lors de sa campagne de 2001, Marcello figurait au chapitre "L'estime". D'emblée, sur les bancs de la fac de Milan, les deux se sont découvert un formidable sens de l'équipe: dès 1964, le premier sponsorise un club de foot entraîné par le second. Mais c'est en 1974 que débute l'étincelante ascension de celui que Berlusconi va nommer à la tête de Publitalia, le coffre-fort de la Fininvest.
En 1973, donc, Silvio, de passage à Palerme, a appelé Marcello: "Viens à Milan, j'y fais de grandes choses, je construis une cité importante, Milano 2, j'ai besoin d'amis !" Dell'Utri part pour la villa d'Arcore, que Silvio fait restaurer. Il devient son secrétaire particulier. C'est la saison des enlèvements à Milan et l'entrepreneur craint pour ses fils. Il demande conseil au Sicilien. Bonne pioche.
C'est le mafieux repenti Francesco Di Carlo qui campera, devant le juge et les flics éberlués, cette scène dans un bureau de Milan, au milieu des années 1970. Outre Dell'Utri, il y a là Berlusconi, fringant, en pantalon de sport, et une solide délégation de Cosa Nostra: Gaetano Cina, Mimmo Teresi et surtout le parrain palermitain, beau comme un prince, Stefano Bontate - si puissant, à l'époque, que le boss Toto Riina se sentira obligé de le faire exécuter en 1981. "A la fin, Berlusconi nous a dit qu'il était à notre entière disposition", raconte Di Carlo. Bontate lui a fourni une assurance-vie: "Soyez tranquille. Je vous envoie quelqu'un." Un très bon ami de Dell'Utri. Venu de Palerme.
Selon un repenti, Berlusconi aurait dit à une délégation de mafieux, dans les années 1970, qu'il était "à leur entière disposition".
Connu sous l'étiquette de "palefrenier d'Arcore", Vittorio Mangano, un repris de justice toujours vêtu de tweed, s'occupera officiellement, deux ans durant, des chevaux de Berlusconi. Mais comme l'a noté Di Carlo, qui vit aujourd'hui caché et protégé: "Cosa Nostra ne nettoie les écuries de personne." En clair: "Mangano est de Cosa Nostra."
Dans une interview, en 1992, le juge Borsellino parlait de l'homme comme d'"une tête de pont de l'organisation mafieuse dans le nord de l'Italie". Il a été tué deux mois plus tard. Sur tous ces sujets, Dell'Utri crie son innocence. Mangano? Il ignorait son CV. Le "sommet" de Milan? Irréaliste.
En 2000, Mangano sera condamné pour un double homicide, avant de trépasser avec sa vérité. Quelques années plus tard, Dell'Utri célèbre son "héros": "Il a préféré mourir en prison plutôt qu'à l'hôpital et a refusé de me trahir en racontant ce qu'on voulait lui faire dire sur moi et Berlusconi!" Silvio opine.
Une histoire de foot
Entre Mangano le criminel et Dell'Utri le sénateur, c'est encore une histoire de foot. Dans les années 1960, Dell'Utri gérait le club du Bacigalupo à Palerme. Mangano était un tifoso. Et parmi les joueurs, il y avait Piero Grasso, l'actuel procureur national antimafia, qui, a noté Dell'Utri, "sortait toujours propre du terrain, même quand il y avait de la boue". Bref, les rôles étaient distribués.
La Mafia a donc envoyé un protecteur à Berlusconi. Mais il y a des contreparties. D'où, selon l'accusation, les "dons" massifs à Cosa Nostra jusqu'aux années 1990, pour la protection des fils de Berlusconi, pour ses antennes de télévision en Sicile... et le recyclage de l'argent du clan Bontate dans son empire. Et ce, grâce aux bons offices de Dell'Utri.
Mais les preuves manquent. Et le mystère persiste sur l'origine de la fortune du Cavaliere. Où a-t-il trouvé les fonds pour bâtir Milano 2? Quand les juges le lui ont demandé, il n'a pas jugé bon d'éclaircir, entretenant son miracle de "Jésus-Christ de la politique".
C'est en 1992 que Berlusconi, secondé par Dell'Utri, lance son roman national. L'Italie vacille au bord du vide. L'opération anticorruption "Mains propres" a tout balayé. Exit la puissante démocratie chrétienne (DC) et les socialistes. Le pays n'a plus de parti politique. La Mafia non plus.
Le 30 janvier 1992, la Cour de cassation a confirmé les lourdes sentences du maxi-procès à son encontre. Toto Riina n'est pas content: "Les politiques nous ont trahis." Le châtiment tombe: en mars, Salvo Lima, le référent politique (DC) de Cosa Nostra en Sicile, est expédié ad patres. A coups de bombes, deux ans durant, la Mafia fait saigner le pays. Elle cherche un autre relais de pouvoir.
Les preuves manquent pour faire un lien direct entre Berlusconi et la mafia. Et le mystère persiste sur l'origine de la fortune du Cavaliere.
En 1993, les comparses de Riina, fins politologues, veulent faire simple: créer carrément le parti de la Mafia, Sicilia Libera. Depuis des mois, Dell'Utri, lui, songe à une nouvelle grande formation, le futur Forza Italia. C'est lui qui va pousser Silvio, contre tous ses autres collaborateurs, à se lancer en politique. Le Cavaliere connaît, par ailleurs, des difficultés économiques, il a la frousse de la tornade "Mains propres", d'une victoire des communistes. Bref, Marcello a misé sur le bon cheval.
En novembre 1993, il rencontre Mangano deux fois. De quoi parlent le bibliophile raffiné et le capo qui a passé onze ans en prison pour mafia et drogue? D'affaires de santé, selon Dell'Utri. De garanties politiques et judiciaires à Cosa Nostra, selon l'accusation.
Toujours est-il qu'entre la fin de 1993 et le début de 1994 Sicilia Libera est dissous dans l'acide, Forza Italia surgit de terre. Et, pure coïncidence, le 5 février, le bébé est présenté aux électeurs de Sicile au... San Paolo Palace, l'hôtel des frères Graviano, les boss de Brancaccio.
En poussant Berlusconi en politique, Marcello Dell'Utri a misé sur le bon cheval.
Le lieutenant du parrain Bernardo Provenzano (le successeur de Riina), Nino Giuffrè, susurrera: "Nous avons toujours su nous mettre du côté des vainqueurs... Ce n'est pas nous qui avons créé Forza Italia. On a pris la balle au bond." Tellement haut qu'aux élections de mars 1994 Forza Italia fait carton plein en Sicile. Le Cavaliere, qui promet de sauver le pays du chaos, prend la tête du gouvernement. Les bombes se taisent. Dans le ciel d'Italie, l'étoile Berlusconi s'est allumée.
Mais son aura sera toujours entachée du soupçon. "Dell'Utri est devenu un boulet à ses pieds", analyse Attilio Bolzoni, "mafiologue" au quotidien La Repubblica. "Berlusconi, au fond, a en conscience glissé dans le piège de Dell'Utri et de Cosa Nostra. Fidèle à sa logique d'entrepreneur, il a pris l'argent d'où il venait."
La Mafia, quant à elle, a toujours fréquenté le pouvoir, quel qu'il soit. "Il lui faut un homme en politique qui ait l'immunité parlementaire, souligne l'historien Jacques de Saint-Victor. En Italie, du moins dans le Sud, aucun parti ne peut être élu sans l'aide de la Mafia." Dell'Utri, lui, s'est couvert: député en 1996, eurodéputé en 1999, sénateur depuis 2001.
Une maison cossue de Palerme, ce matin de janvier. Ecran plat XXL, patio intérieur, maquettes d'avions dans l'entrée. Un homme ouvre prestement la porte. En 2008, on a posé une bombe devant chez lui. Cet homme à la dégaine d'ado, c'est le témoin clef que l'accusation a cru détenir, jusqu'au bout. Massimo Ciancimino a fait parler un mort, son père, Don Vito, l'ex-maire de Palerme, mi-démocrate-chrétien mi-mafieux, qui mangeait dans la main de Provenzano.
Jusqu'en 1992, Massimo a beaucoup vu à la maison le boss condamné douze fois à perpétuité, même en pleine nuit: "Il n'était pas du genre à trop parler..." Lui, si. Condamné pour recyclage, l'ex-golden boy a fait du grabuge, ces dernières semaines, en affirmant que la Mafia a financé Milano 2, que Dell'Utri a remplacé son père dans les tractations Etat-Cosa Nostra après les bombes de 1992, que Forza Italia en était le fruit...
Il a produit des pizzini, des billets envoyés par Provenzano à son père entre 2000 et 2002, parlant de l'ami "Sen." (sénateur)... Stupeur: alors, il serait là, ce pacte scélérat entre la Mafia et Berlusconi?
L'autre témoin-clé
Au final, la cour d'appel a jugé Ciancimino peu digne de foi. Mais Massimo arrivait derrière les révélations d'un autre repenti, Gaspare Spatuzza, capable de manger un panino d'une main et de touiller l'acide de l'autre pour ramollir des os. En crise mystique, il a craqué, en décembre 2009. Et rapporté une conversation avec son boss Graviano, en janvier 1994, évoquant un accord avec Berlusconi et Dell'Utri. De nouveau, ils ont tout nié. La suspicion s'est emballée. Mais ce qui s'est réellement passé, derrière le big bang de 1992-1994, ses conclaves murmurés sur un tapis de bombes et ses morts sur ordonnance, les grands muets ne le diront probablement jamais.
Ce matin-là, au tribunal, Dell'Utri soupèse ses mots, bien serrés: "Ce sont des inventions totales. Ce procès est un désert de preuves et un peloton d'exécution." Un acquittement le conforterait dans ce rôle de martyr, comme l'ancien Président du conseil (DC) Andreotti, à moitié absous, à moitié "prescrit". Une condamnation conduirait Dell'Utri à un recours en cassation. Qu'importe. Berlusconi lui a réservé une place dans le mausolée qu'il s'est fait édifier dans son parc d'Arcore. Pour l'éternité.
La loi du cavaliere
Berlusconi échappera encore à ses procès durant dix-huit mois : le Parlement vient de voter un texte sur l'"empêchement légitime", le temps d'adopter une loi constitutionnelle qui lui accorde une immunité pénale... En 2008, Berlusconi en avait déjà fait voter une, invalidée par la Cour constitutionnelle en octobre.
D.S.
vendredi 9 avril 2010
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