Le Monde, 24 avril 2010
La justice enquête sur des soupçons de financement politique illégal apparus en marge de l'affaire de l'attentat de Karachi, en 2002, et qui a entraîné la mort de onze salariés français de la direction des constructions navales (DCN, aujourd'hui DCNI).
Le procureur de Paris, Jean-Claude Marin a ouvert, le 22 janvier, une enquête préliminaire visant d'éventuels faits "d'abus de biens sociaux". Il s'agit d'éclaircir le circuit financier des commissions et éventuelles rétro-commissions versées dans le cadre du contrat de 5,4 milliards de francs (820 millions d'euros) conclu entre la France et le Pakistan pour la construction de trois sous-marins.
En ouvrant cette enquête, M. Marin concentre l'attention sur de possibles détournements d'une partie des commissions au profit du financement de la campagne présidentielle d'Edouard Balladur, en 1995. Les policiers de la division nationale des investigations financières (DNIF) ont jusqu'au mois de juin pour conclure leurs investigations. Au parquet de Paris, on estime qu'aucun obstacle procédural ne s'oppose à l'enquête.
Les soupçons de financement illégal sont apparus au détour d'une instruction conduite, à Paris, par les juges Françoise Desset et Jean-Christophe Hullin, sur la gestion d'une société de sécurité privée, MJM Partners. Cette officine est dirigée par Claude Thévenet, un ancien policier de la direction de la surveillance du territoire (DST, devenue DCRI).
Des documents rédigés par M. Thévenet, en 2002, pour le compte de la DCN - les rapports "Nautilus" - expliquent l'attentat de Karachi par le non-versement de commissions occultes promises à des officiers pakistanais. M. Thévenet assure que la victoire, en 1995, de Jacques Chirac à l'élection présidentielle aurait conduit à l'interruption, en 1996, du paiement des pots-de-vin destinés aux Pakistanais ainsi qu'à deux intermédiaires, Ziad Takieddine et Abdul Rahman El-Assir, imposés dans le contrat par son adversaire, M. Balladur. L'attentat s'expliquerait par une vengeance des Pakistanais.
Saisis à l'origine d'une simple procédure fiscale visant la société de M. Thévenet et ses relations financières, entre 2002 et 2004, avec Eurolux, une société off-shore basée au Luxembourg et chargée de régler les dépenses occultes de la DCN, les juges Desset et Hullin avaient demandé au parquet, en vain, d'étendre leurs investigations aux années 1990. Les rapports Nautilus furent néanmoins transmis au juge d'instruction antiterroriste, Marc Trévidic, qui enquête sur l'attentat de Karachi. Celui-ci n'a pu, lui non plus, se saisir de la piste financière qu'il qualifiait, le 18 juin 2009, à Cherbourg, devant les familles de victimes, de "cruellement logique".
Le 14 décembre 2009, celles-ci déposaient plainte devant le parquet de Paris pour "corruption" contre le club politique créé en 1995 par M. Balladur. En réponse, le parquet a estimé que les faits de corruption étaient prescrits et que les familles n'avaient pas intérêt à agir pour des faits visant des abus de biens sociaux. Il a néanmoins ouvert une enquête sur d'éventuels détournements de fonds de la DCN à des fins politiques. Reste que le parquet est placé sous la tutelle du ministère de la justice et qu'aucun juge indépendant ou avocat partie au dossier n'aura connaissance du détail des recherches en cours.
L'actuelle enquête préliminaire est sensible : la création, en 1994, au Luxembourg, par la DCN de la société Heine, qui deviendra ensuite Eurolux, et par lesquelles ont transité les commissions, a été validée par le ministre du budget de M. Balladur, Nicolas Sarkozy. Il a aussi visé la répartition des commissions.
La pratique des commissions en marge des contrats internationaux était légale jusqu'en septembre 2000, date de la ratification, par la France, du protocole de l'Organisation de coopération et de développement économiques interdisant la corruption d'agents étrangers. En revanche, les rétro-commissions, qui pourraient être revenues en France, ont toujours été illicites.
Lors d'une perquisition au Luxembourg, dans les locaux de Jean-Marie Boivin, dirigeant de Heine et d'Eurolux de 1994 à 2004, les policiers qui agissaient alors pour les juges Desset et Hullin, n'avaient pas pu demander la communication des documents recensant les commissions occultes versées par la DCN car ils n'étaient pas saisis des faits. "Désormais, a indiqué au Monde la justice du Luxembourg, puisque le cadre légal requis existe, le parquet de Paris n'a qu'à les solliciter par une demande d'entraide."
Jacques Follorou et Franck Johannès
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